mardi 14 octobre 2014

ISLAM RADICAL, la dérive sectaire

SOURCE: LA CHRONIQUE d'AMNESTY INTERNATIONAL, N° 329, avril 2014, que nous remercions.
DOUNIA BOUZAR, spécialiste du fait religieux, intervient notamment dans la gestion de la laïcité au sein d'institutions, d'entreprises et auprès des élus, Ancienne éducatrice de la protection judiciaire, celle que l'on surnomme volontiers «Madame trait d'union» conjugue expérience de terrain et analyse. Dans son dernier ouvrage Désamorcer l'islam radical, elle s'interroge sur les dérives sectaires de certains jeunes musulmans.

Depuis votre adolescence, vous êtes militante des droits humains, notam­ment des droits des femmes. Quelle est l'origine de cet engagement?

Ma mère était elle-même une militante des droits humains et de la cause des femmes. Elle m'a élevée seule et j'ai grandi dans un milieu militant avec des proches qui voulaient améliorer le monde. Après, il ya ma propre histoire : je suis le produit d'un divorce entre deux universitaires, une mère athée d'origine corse et un père arabo-musulman, mais j'ai souvent été traitée comme une immigrée analphabète, du fait de ma physionomie. Lorsque j'ai épousé un Tunisien, les stigmatisations dont j'ai été victime ont doublé, parce que je portais un nom d'épouse très typé et que je suis partie habiter avec lui dans un quartier populaire. Ce fut violent car dans mon milieu d'origine, j'étais «évaluée» pour mes actions et mes positions, pas sur mon apparence. Etre réduite à l'idée que les gens se font d'une de vos références était nouveau pour moi. Je me suis demandé comment ceux qui vivent ça depuis leur naissance arrivent a se sentir citoyens à part entière alors qu'ils sont sans cesse définis par «les autres», à partir de stéréotypes, sans jamais pou­voir se définir eux-mêmes librement Depuis mes 16 ans, la lutte contre les stéréotypes est restée mon fil conducteur.

En quoi les nouveaux mouvements religieux, comme certains évangéliques aux Etats-Unis ou certains mouvements musulmans en Europe, peuvent-ils représenter une menace pour les droits de l'Homme?

Dès que le discours religieux a pour effet de priver un jeune de son accès à l'école, aux soins, à la sécurité, à ses parents, à son intégrité physique, à ses capacités psychiques, alors il y a danger. C'est justement l'atteinte aux droits humains qui permet de faire la différence entre la liberté de conscience et de culte — garantie par la République — et la dérive sectaire. En tant qu'ancienne éducatrice, je me base sur /'effet du discours produit sur l'individu pour le qualifier de radical et de sectaire. C'est quantifiable: le jeune endoctriné ne va plus à l'école, ne parle plus avec personne, ne mange plus rien.
Vous écrivez dans votre livre que nous assistons moins a un retour du religieux qu'a une mutation...

Dans les religions, la radicalité a toujours existé. Mais elle prend unenouvelle forme aujourd'hui, du fait de la mondialisation et de la secularisation, comme l'a analysé le politologue Olivier Roy. D'une manière qui peut sembler paradoxale, la séparation entre la sphère religieuse la sphère profane permet une nouvelle autonomie du religieux. Plus rien ne contrôle les nouvelles mouvances, surtout quand il n'y a pas de clergé. Quant à la mondialisation, elle leur permet de se construire dans un espace (virtuel) qui n'est plus territorial. Pour toucher les gens, le religieux doit apparaître universel, il n'est plus lié à une culture spécifique qu'il faudrait comprendre afin de décrypter le message. Le religieux mondialisé offre un « prêt à consommer », ou plus exactement «prêt à croire ». C'est pour ça que 98 % de l'endoctrinement passe par Internet.
Comment distinguer ce qui relève de la religion et de son instrumentalisation? Où placer le curseur?

Il faut revenir aux choses simples : religion vient de religere et religare(accueillir et relier) Secte vient de secare (suivre et séparer). Donc dèslors que le discours religieux mène à l'auto-exclusion, ou à l'exclusion des autres, on n'est plus dans le religieux. Dès qu'il y a rupture scolaire, sociale, amicale, familiale il faut s'étonner. instrumentalisation est bien réglée car toute sa légitimité repose sur la prétention de retourner à « la source » de l'islam En vérité, les radicaux coupent les jeunes de toutes les cultures, y compris de la culture arabo-musulmane, leur faisant miroiter l'illusion d'atteindre « du pur religieux », supérieur aux civilisations. Ils leur disent d'ailleurs, qu'il n'y a pas besoin de savoir pour croire et même.: « Moins tu sais, mieux tu crois ! » ça veut tout dire. Les versets religieux évoqués, sortis de leur contexte culturel, ne sont alors plus un moyen de s'orienter dans le monde mais deviennent des schémas de conduite à appliquer avec automatisme, des recettes de cuisine...
Comment les mouvements radicaux recrutent-ils?

L'islam radical utilise à la fois les techniques de la dérive sectaire etcelles de la modernité d'Internet pour opérer son emprise sur un jeune.Internet montre des images insupportables de massacres et de blessures inhumaines, pour ensuite expliquer au jeune que le malaise qu'il ressent (dans son corps, ses résultats scolaires, ses relations...) est le signe que Dieu l'a élu pour appartenir à un groupe purifié détenteur de la vérité qui a pour mission de sauver le monde en déclin. L'endoctrinement consiste à retourner un sentiment de manque en héroïsme proche de la toute puissance.
Pourquoi parlez-vous de dérives sectaires à propos de ces mouvements radicaux?

Le sentiment que la société sécularisée est gouvernée par le mal (lesexe, la violence et l'argent) aboutit à la nécessité de la primauté dugroupe. Autrement dit, pour éviter de tomber dans le déclin général, ilfaut développer un sentiment d'appartenance à une communauté pluspure, au-dessus du reste du monde. Les radicaux prônent une versionmillénariste et apocalyptique du monde où seule l'unité des «vraismusulmans » permettra de sauver la société du déclin: c'est leur mission. Pour préserver la force du groupe, la purification interne constitue donc la priorité des radicaux. «'Rester pur » et ne pas se mélanger « aux autres » — c'est-à-dire ceux qui ne sont pas strictement comme eux — constitue la force principale de leur discours.Ils réduisent la religion à un code qu'il faut exhiber, non pas pour « tester la République », mais pour se protéger « du mal » et au passage, injecter « un peu de pureté » autour d'eux. Cela passe par la manière de se saluer, de se parler, de se nourrir, de s'habiller. Le vêtement est le premier accessoire d'identification et de démarcation, pour « marquer la différence » dans le meilleur des cas, pour « se couper »:de l'extérieur la plupart du temps. C'est la barbe musulmane devenue barbe radicale; c'est le niqab qui par excellence sépare la personne du reste du monde par une frontière infranchissable. C'est pour ça qu'il y a rupture familiale; Il faut effacer les souvenirs familiaux pour effacer les contours identitaires. Tout jeune incorporé à un tel groupe subit des modifications psychiques, un peu comme, s'il était en état d'hypnose.
Qui sont les jeunes attirés par ces mouvements? Existe-t-il une sorte de profil type plus sensible?

Au moment où j'ai écrit le livre, je croyais encore que l'islam radical touchait en priorité des jeunes fragilisés, ce qu'on appelle des jeunes « sans pères ni repères». Je remarquais que ces derniers se sentaient «de nulle part », ni du pays de leurs parents ni de l'endroit où ils vivent. Pour beaucoup, il y avait une absence de figure de père structurant et une situation familiale fusionnelle brusquement éclatée en mille morceaux par une rupture subite : accident de voiture, divorce soudain, chômage imprévu. Depuis la publication, j'ai été contactée par des familles si différentes, au niveau social, culturel, etc., que je remets en cause cette hypothèse. Un jeune fragile, qui n'a pas d'espoir social, reste une proie idéale. C'est plus facile pour lui donner envie de fuir le monde réel... Mais l'endoctrinement s'est perfectionné ces dernières années et arrive à faire basculer des jeunes tout à fait structurés,élèves brillants, de familles équilibrées et unies. Je suis aujourd'hui persuadée que cela peut arriver à n'importe qui, même si c'est toujoursplus rassurant de penser le contraire.

Pourquoi utilisez-vous le terme musulmanophobe plutôt qu'islamophobe?

On peut critiquer l'islam. Ce qui est interdit, c'est de prôner la haine contre des personnes «parce qu'elles sont musulmanes », en les réduisant à la représentation négative qu'on a de leur religion. Et ça, ce n'est pas une mauvaise intention, c'est un délit de droit commun.

Quelle est votre position sur la loi concernant le voile intégral (niqab) en France?

Pour moi, le port du niqab apparaît comme le plus grand succès stratégique des radicaux. Certes, une loi en a interdit le port. Mais 95 % des citoyens français sont maintenant persuadés que cette pratique relève d'une application « au pied de la lettre » de l'islam. Les radicaux ont donc perdu sur le plan juridique mais gagné au niveau symbolique. Ils peuvent continuer à affirmer que c'est parce qu'ils sont « trop musulmans » que le reste du monde veut les éliminer. Pourtant, cette pratique correspond à des traditions ancestrales de quelques tribus isolées en Afghanistan, que seule la fameuse mouvance wahhabite d'Arabie saoudite a sacralisée. L'islam a donc quatorze siècles et le voile intégral quatre-vingts ans d'existence en Arabie saoudite. Tout au long des auditions de la Commission parlementaire sur le voile intégral, la plupart des personnalités et des associations ont pris position, pour ou contre une loi, en partant du postulat que le niqabétait une simple pratique musulmane orthodoxe.

Que peuvent faire l'État d'une part et les militants ou même les citoyens d'autre part pour endiguer ce phénomène de radicalisation?

Ce que je réclame depuis des années: se mettre autour d'une table pour réfléchir où mettre le curseur entre ce qui relève de la liberté deconscience et ce qui révèle une violation des droits de l'Homme. Arrêter l'école et ne plus parler à ses parents, ce n'est pas de l'islam! Ensuite, travailler sur des indicateurs d'alerte pour repérer en amont un basculement dans la radicalité, de façon à affiner la prévention, car après il est trop tard.




PROPOS RECUEILLIS PAR AURÉLIE CARTON

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