Le juge strasbourgeois, saisi par un organisme dont relève la médecine anthroposophique, a relaxé Grégoire Perra, qui était, une fois de plus, contraint de comparaître pour le délit de diffamation. Nous vous livrons ici nos réflexions. Il est possible que certains de nos lecteurs, notamment des spécialistes du droit, arrivent à des conclusions différentes des nôtres. Nous publierons très volontiers les commentaires de nature juridique qui pourraient nous contredire, car nous sommes ouverts au débat, mais nous ne mettrons pas en ligne des plaidoyers pro domo !
Ce n'est pas la première fois que la mouvance issue des idées de Steiner initie une procédure en se fondant sur la loi de 1881 relative au droit de la presse. Déjà au tournant du millénaire, il y a exactement 20 ans, Jacques Guyard, qui avait présidé la mission parlementaire sur « les sectes et l'argent », avait été poursuivi par la NEF (Nouvelle Economie Fraternelle), le Mercure fédéral, et la Fédération des écoles Steiner-Waldorf. Le motif en était, non le rapport parlementaire lui-même, mais ses propos tenus lors d'une émission télévisée le jour de la remise dudit rapport. Condamné lourdement en première instance, Jacques Guyard a été relaxé en appel, la cour a considéré qu'il « a été convié à l'émission en sa qualité de président de la commission sur les sectes ; (…) il s'est exprimé en tant que porte-parole d'un travail collectif, qu'il ne pouvait y avoir sur ce point aucune ambiguïté dans l'esprit des téléspectateurs ; que Jacques Guyard s'est borné à reprendre des accusations figurant dans un rapport officiel ; que ces propos ne dénaturent pas le contenu du rapport ; que ni les termes utilisés ni le ton employé ne manifestent une quelconque animosité personnelle ». (Cour d'appel de Paris, 6 septembre 2001). In fine, les requérants ont bien été la partie perdante.
Lorsqu'on entend parler de diffamation, cela peut évoquer, par association, une idée proche de la calomnie . Or, diffamer, ce n'est pas obligatoirement calomnier. Tant en droit que par l'étymologie, diffamer, c'est seulement porter atteinte à la réputation d'autrui. Écoutons pour préciser la définition du juge en droit de la presse, telle elle a été définie lors de la procédure dont nous allons donner un extrait du jugement, celle qui concerne le préfet de police de Paris au moment de la guerre d'Algérie.
« Les imputations diffamatoires sont réputées faites de mauvaise foi, il appartient au prévenu de faire la preuve de faits justificatifs suffisants pour établir sa bonne foi. L'admission de la bonne foi est traditionnellement soumise, par la jurisprudence, à la réunion de quatre critères : légitimité du but poursuivi, absence d'animosité personnelle, sérieux de l'enquête et fiabilité des sources, prudence et modération dans l'expression ».
Ce premier exemple sera tiré d'un procès qui n'a rien, mais absolument rien à voir avec la problématique sectaire. Il s'agit en l'occurrence du jugement du 26 mars 1999 par lequel la 17e chambre du tribunal de Paris, spécialisée en droit de la presse, et la même qu'a dû affronter Grégoire Perra, a relaxé un historien qui avait mis en cause Maurice Papon pour son action lors de la journée du 17 octobre, qui vit périr plusieurs dizaines de manifestants algériens qui protestaient contre le couvre-feu imposé à eux par les autorités de l'époque. Le requérant était Maurice Papon, préfet de police de Paris, chargé du maintien de l'ordre public à ce moment, mis en cause par le prévenu.
On y voit clairement que la principale motivation du juge, c'est la liberté de recherche de l'historien. « dès lors que l’on admet que la version officielle des événements de 1961 semble avoir été inspirée largement par la raison d’Etat - admissible , au demeurant , au regard de la situation de l’époque - et que l’extrême dureté de la répression d’alors doit appeler , de nos jours , des analyses différentes , qui n’excluent pas nécessairement l’emploi du mot “ massacre” , on ne saurait faire grief à un historien , auquel on ne conteste finalement pas le sérieux et la qualité de sa recherche , d’avoir manqué de “ circonspection “lorsque , dans une formule conclusive , qui tend à interpeller le lecteur , il qualifie rudement les faits , et désigne sèchement un responsable. La liberté de la recherche historique doit avoir en effet pour corollaire une certaine tolérance dans l’appréciation de l’expression de ses résultats. Le Tribunal considère donc que le bénéfice de la bonne foi peut être accordé au prévenu ».
En principe, nous disons bien en principe, car il faudra nuancer par la suite, l'objectif du juge n'est pas d'établir une vérité, historique, sociologique, mais seulement de se demander si l'auteur des propos incriminés a outrepassé ses droits. De la même façon, il est déjà arrivé, nous verrons un exemple, qu'un texte comporte des erreurs, mais que l'auteur n'en soit pas pour autant considéré comme fautif.
L'exemple suivant est relatif à une procédure engagée par ce qui était à l'époque l'Église évangélique de Pentecôte de Besançon, dont nous précisons qu'elle n'existe plus sous sa forme actuelle, contre une antenne du Centre Contre les Manipulations Mentales Roger Ikor.
Voici la conclusion du juge en appel, arrêt du 24 mars 1994 de la cour d'appel de Besançon : «en aucun cas, il ne saurait être reproché au C.C.M.M. d'avoir ainsi abusé de son droit de libre discussion, reconnu par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ce droit devant être respecté par l'appelante qui prétend à tort avoir fait l'objet d'une diffamation alors qu'en fait des questions pertinentes sur ses méthodes lui étaient posées, favorisant ainsi sa réflexion ; Que de même, aucune faute au sens des articles 1382 et 1383 du Code Civil ne saurait être reprochée au C C M M , ainsi que l'a justement décidé le premier juge dont les motifs seront repris, l'abus de droit, qui suppose la mauvaise foi de son auteur, n'étant pas établi ; Que d'autre part les erreurs de mise en pages ne sauraient à elles seules être constitutives d'une faute, et d'un dommage susceptible d'entraîner réparation, aucun préjudice n'étant établi.»
La conclusion du juge, c'est la référence à la liberté d'expression dont le prévenu n'a pas abusé. Des erreurs de mise en page n'ont pas été considérées comme fautives.
Venons en maintenant au premier procès que la Fédération des écoles Steiner Waldorf a intenté Grégoire Perra. Voici quelques extraits des conclusions du juge:
« Dès lors, c'est également vainement que la partie civile soutient que l'UNADFI serait mue par une animosité personnelle, caractérisée par le fait qu'elle a reproduit les propos, sans aucune réserve, de Grégoire Perra, puisqu'aucune animosité n'a été retenue à l'encontre de celui-ci. (…) Enfin, le « sérieux de l'enquête » n'est pas utilement contesté par la partie civile, puisque les propos, sortis de leur contexte, relèvent en réalité d'un simple témoignage, émanant d'une personne apte à donner un avis sur le fonctionnement des écoles Steiner Waldorf… ». Nous avions conclu d'ailleurs en rendant compte de cette procédure qui avait trouvé son aboutissement au printemps 2013, toujours devant la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, en ces termes : «Et rappelons la devise d'un journal satyrique (paraissant le mercredi): "la liberté de la presse ne s'use que quand on ne s'en sert pas". Au delà du problème des Ecoles Steiner, le résultat de cette procédure est une victoire de la liberté de la presse, de la liberté d'expression ».
Nous sommes toujours sur le domaine de la liberté d'expression du droit de la presse. La question posée toujours la suivante : « est-ce que les déclarations publiques concernant une personne privée ont outrepassé le droit du prévenu, faisant preuve d'animosité, et émettant des déclarations intempestives et sans enquête préalable ? »
En mai 2016, Grégoire Perra recevait toujours des menaces de procédure. Avec des associations amies, nous avions cosigné le texte suivant :
« Le blogueur Grégoire PERRA a reçu deux menaces de poursuites judiciaires postées sous forme de commentaires sous deux billets de ses blogs. L'un d'eux émane d'un cadre salarié de la Nouvelle Economie Fraternelle qui fait état de sa position au sein de la banque et semble de ce fait engager son employeur. Les associations signataires se réclament de l'idéal laïque. Elles ont fait état de leurs désaccords avec les objectifs politiques de LA NEF et de la mouvance de l'anthroposophie dont se réclame explicitement le responsable qui a posté le commentaire ; elles ont désapprouvé certaines méthodes utilisées. Mais elles n'ont jamais manqué de rappeler qu'en dépit de ces désaccords elles reconnaissaient que leur action était non violente et ne troublait pas l'ordre public. Et elles ont souligné ces dernières années, dans les écrits qu'elles ont rendus publics, qu'elles reconnaissaient aux instances issues de l'anthroposophie toutes les libertés reconnues par les textes qui protègent les droits de l'Homme. En revanche, la menace récurrente de poursuites en vertu du droit de la presse leur semble constitutive d'une atteinte à la liberté d'expression et de communication de Grégoire Perra. Aussi les associations signataires lancent-elles un appel pressant aux auteurs de ces commentaires intimidants en vue de respecter son droit à l'expression de ses convictions. Il est aisément compréhensible qu'ils se sentent mis en cause et le droit de faire appel à la Justice est une prérogative reconnue à tous; cependant, le respect des règles démocratiques et notre conception de la laïcité nous font préférer la réflexion, la confrontation et l'argumentation à l'intimidation ».
Cinq ans après, nous ne retirerions pas un mot de ce communiqué !
Dans le dernier jugement strasbourgeois dont nous avons eu connaissance tout à fait récemment, le juge de première instance strasbourgeois ne dit pas autre chose : « Monsieur Grégoire Perra est certes un fervent opposant à cette pensée et aux pratiques appliquées dans la vie par les anthroposophes. C'est son droit le plus strict de manifester son opinion ». Le juge précise ensuite que le questionnement sur l'anthroposophie mené par le défendeur est légitime, il s'inscrit assurément dans un débat sociétal. Nous reprenons ses termes, cela rejoint notre position laïque : le débat contradictoire, mais courtois, profite à la société. Mais ici le juge est encore plus précis, ce qui nous amènera au deuxième point de notre argumentation. La liberté d'expression dans le cas de Grégoire Perra s'accommode de propos excessifs. « Son cheminement personnel explique son positionnement. Il n'est pas rare que les anciens adeptes, pris par le doute, deviennent les plus farouches opposants à leur ancienne obédience. Cela s'explique par le fait qu'ils estiment avoir été bernés, ou encore qu'ils se sentent investis d'une mission de vérité. Il s'agit là de positionnements psychologiques et intellectuels bien connus, qui relèvent peut-être de l'excès, mais pas de mauvaise foi ». Nous comprenons ainsi cette affirmation : point n'est nécessaire de faire siennes ni les idées ni la manière de les exprimer de Grégoire Perra pour lui reconnaître le droit à s'exprimer librement.
Ce qui nous amène au second point de notre argumentation : est-ce que la partie perdante lors d'une procédure en droit de la presse sort indemne ? Même si l'objectif du juge est de circonscrire les limites de la liberté d'expression les conséquences peuvent entraîner des dommages collatéraux. Dans le cas que nous venons d'approfondir, le juge précise qu'« il serait hypocrite de ne pas tenir compte du climat sociétal actuel dans lequel évolue tant Monsieur Grégoire Perra que le mouvement des anthroposophes. Il semble acquis que le mouvement anthroposophe critique la science actuelle, comme étant trop arrogante, trop sûre d'elle et déconnectée de toute spiritualité. Dans ce contexte, il paraît normal que l'anthroposophie ait des détracteurs… »
Lors du procès concernant l'Eglise évangélique de Pentecôte de Besançon, (nous ne donnons pas les détails extérieurs à l'objet de ce billet) le juge avait ajouté que «ce droit (devait) être respecté par l'appelante qui prétend à tort avoir fait l'objet d'une diffamation alors qu'en fait des questions pertinentes sur ses méthodes lui étaient posées, favorisant ainsi sa réflexion ».
Notre conclusion ? Ce sera un nouvel appel aux institutions issues de la mouvance de L'Anthroposophie. Le juge strasbourgeois relève dans ses conclusions : « depuis plusieurs années les tenants de l'anthroposophie poursuivent Monsieur Perra en justice, soit devant des juridictions correctionnelles, soit devant les juridictions civiles. En réclamant à chaque fois sa condamnation au versement de sommes de montants importants, la juridiction ne peut s'empêcher de penser qu'il s'agit d'une manière de tenter de faire taire Monsieur Grégoire Perra, et de s'économiser un débat public. Or l'association requérante ne peut ignorer que la lutte est inégale et dissymétrique, opposant d'un côté un mouvement transnational disposant de moyens humains et financiers importants, de l'autre un individu seul – pouvant être fragilisé économiquement et psychologiquement – par les incessantes demandes de condamnation. Les poursuites initiées ne sont pas en soi abusives, mais c'est le fait qu'à cette occasion le montant des dommages et intérêts réclamés soit aussi importants, qui révèle une attention critiquable moralement ».
Les institutions qui se sont pourvues en justice ne sont peut-être pas globalement, nous n'en savons rien, des ennemis de la liberté d'expression en général ; elles apparaissent cependant comme ne tolérant pas d'être mises en cause ni contestées. Elles n'admettent pas le droit à l'expression de certains de leurs détracteurs dès lors qu'elle se sentent attaquées. Comme nous l'avons déjà dit, nous respectons les hommes, les individus. Et les disciples de Steiner pas moins que les autres ! Nous nous sentons légitimes, en tant que laïques, pour leur lancer une nouvelle fois le même appel pressant : par pitié, tolérez qu'on vous conteste. C'est dans l'intérêt du débat public, de la société. Et même, dans le vôtre : qu'y gagnez vous ? Vous n'êtes pas les seuls d'ailleurs à faire appel à la justice quand des désaccords fondamentaux se manifestent dans le débat public à votre encontre. Les débats de société ne devraient pas se dénouer devant les prétoires, mais devant les citoyens. Il est peut-être difficile d'accepter de se faire contester en public, nous le reconnaissons, mais n'est-ce pas une condition sine qua non de l'exercice de la démocratie ? Aux yeux du Cercle Laïque pour la Prévention du Sectarisme, c'est même un pilier de la laïcité.
GK
Extrait du jugement :
“ la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des deux conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe deux de l'article 10, elle vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérée comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquelles il n'est pas de société démocratique » telle que la consacre l'article 10, (NDLR, de la Convention européenne des droits de l'homme), la liberté d'expression est assortie d'exceptions, qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se retrouver établie de manière convaincante. S'agissant du niveau de protection, l'article 10 § 2 de la convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d'intérêt général. Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d'expression, qui va de pair avec une marge d'appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordée lorsque les propos tenus relèvent d'un sujet d'intérêt général, et la gravité éventuellement susceptible de caractériser certains propos ne fait pas disparaître le droit à une protection élevée compte tenu de l'existence d'un sujet d'intérêt général.”
Pour nos lecteurs qui souhaitent approfondir
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