SOURCE:
LA CHRONIQUE d'AMNESTY INTERNATIONAL, N° 329, avril 2014, que nous
remercions.
DOUNIA
BOUZAR, spécialiste
du fait religieux, intervient notamment dans la gestion de la laïcité
au sein d'institutions, d'entreprises et auprès des élus,
Ancienne éducatrice de la protection judiciaire, celle que l'on
surnomme volontiers «Madame trait d'union» conjugue expérience
de terrain et analyse. Dans son dernier ouvrage Désamorcer l'islam
radical, elle s'interroge sur les dérives sectaires de certains
jeunes musulmans.
Depuis
votre adolescence, vous êtes militante des droits humains,
notamment des droits des femmes. Quelle est l'origine de cet
engagement?
Ma
mère était elle-même une militante des droits humains et de
la cause des femmes. Elle m'a élevée seule et j'ai grandi dans un
milieu militant avec des proches qui voulaient améliorer le monde.
Après, il ya ma propre histoire : je suis le produit d'un divorce
entre deux universitaires, une mère athée d'origine corse et un
père arabo-musulman, mais j'ai souvent été traitée comme une
immigrée analphabète, du fait de ma physionomie. Lorsque j'ai
épousé un Tunisien, les stigmatisations dont j'ai été
victime ont doublé, parce que je portais un nom d'épouse très
typé et que je suis partie habiter avec lui dans un quartier
populaire. Ce fut violent car dans mon milieu d'origine, j'étais
«évaluée» pour mes actions et mes positions, pas sur mon
apparence. Etre réduite à l'idée que les gens se font d'une de vos
références était nouveau pour moi. Je me suis demandé
comment ceux qui vivent ça depuis leur naissance arrivent a se
sentir citoyens à part entière alors qu'ils sont sans cesse
définis par «les autres», à partir de stéréotypes, sans jamais
pouvoir se définir eux-mêmes librement Depuis mes 16 ans, la
lutte contre les stéréotypes est restée mon fil conducteur.
En
quoi les nouveaux mouvements religieux, comme certains
évangéliques aux Etats-Unis ou certains mouvements musulmans
en Europe, peuvent-ils représenter une menace pour les droits
de l'Homme?
Dès
que le discours religieux a pour effet de priver un jeune de son
accès à l'école, aux soins, à la sécurité, à ses parents,
à son intégrité physique, à ses capacités psychiques, alors il y
a danger. C'est justement l'atteinte aux droits humains qui permet de
faire la différence entre la liberté de conscience et de culte
— garantie par la République — et la dérive sectaire. En
tant qu'ancienne éducatrice, je me base sur /'effet
du discours produit sur
l'individu pour le qualifier de radical et de sectaire. C'est
quantifiable: le jeune endoctriné ne va plus à l'école, ne parle
plus avec personne, ne mange plus rien.
Vous
écrivez dans votre livre que nous assistons moins a un retour du
religieux qu'a une mutation...
Dans
les religions, la radicalité a toujours existé. Mais elle prend
unenouvelle forme aujourd'hui, du fait de la mondialisation et de la
secularisation, comme l'a analysé le politologue Olivier Roy. D'une
manière qui peut sembler paradoxale, la séparation entre la
sphère religieuse la sphère profane permet une nouvelle
autonomie du religieux. Plus rien ne contrôle les nouvelles
mouvances, surtout quand il n'y a pas de clergé. Quant à la
mondialisation, elle leur permet de se construire dans un espace
(virtuel) qui n'est plus territorial. Pour toucher les gens, le
religieux doit apparaître universel, il n'est plus lié à une
culture spécifique qu'il faudrait comprendre afin de décrypter le
message. Le religieux mondialisé offre un « prêt
à consommer », ou plus
exactement «prêt à croire
». C'est pour ça que 98 % de
l'endoctrinement passe par Internet.
Comment
distinguer ce qui relève de la religion et de son
instrumentalisation? Où placer le curseur?
Il
faut revenir aux choses simples : religion vient
de religere et religare(accueillir
et relier) Secte vient de secare (suivre
et séparer). Donc dèslors que le discours religieux mène à
l'auto-exclusion, ou à l'exclusion des autres, on n'est plus dans le
religieux. Dès qu'il y a rupture scolaire, sociale, amicale,
familiale il faut s'étonner. instrumentalisation est bien réglée
car toute sa légitimité repose sur la prétention de retourner à
« la source » de
l'islam En vérité, les radicaux coupent les jeunes de toutes
les cultures, y compris de la culture arabo-musulmane, leur
faisant miroiter l'illusion d'atteindre « du
pur religieux », supérieur aux
civilisations. Ils leur disent d'ailleurs, qu'il n'y a pas besoin
de savoir pour croire et même.: « Moins
tu sais, mieux tu crois ! » ça
veut tout dire. Les versets religieux évoqués, sortis de leur
contexte culturel, ne sont alors plus un moyen de s'orienter
dans le monde mais deviennent des schémas de conduite à appliquer
avec automatisme, des recettes de cuisine...
Comment
les mouvements radicaux recrutent-ils?
L'islam
radical utilise à la fois les techniques de la dérive sectaire
etcelles de la modernité d'Internet pour opérer son emprise sur un
jeune.Internet montre des images insupportables de massacres et de
blessures inhumaines, pour ensuite expliquer au jeune que le malaise
qu'il ressent (dans son corps, ses résultats scolaires, ses
relations...) est le signe que Dieu l'a élu pour appartenir à
un groupe purifié détenteur de la vérité qui a pour mission
de sauver le monde en déclin. L'endoctrinement consiste à retourner
un sentiment de manque en héroïsme proche de la toute
puissance.
Pourquoi
parlez-vous de dérives sectaires à propos de ces
mouvements radicaux?
Le
sentiment que la société sécularisée est gouvernée par le mal
(lesexe, la violence et l'argent) aboutit à la nécessité de la
primauté dugroupe. Autrement dit, pour éviter de tomber dans le
déclin général, ilfaut développer un sentiment d'appartenance à
une communauté pluspure, au-dessus du reste du monde. Les radicaux
prônent une versionmillénariste et apocalyptique du monde où seule
l'unité des «vraismusulmans » permettra de sauver la société du
déclin: c'est leur mission. Pour
préserver la force du groupe, la purification interne constitue donc
la priorité des radicaux. «'Rester pur
» et ne pas se mélanger «
aux autres » — c'est-à-dire
ceux qui ne sont pas strictement comme eux — constitue la
force principale de leur discours.Ils réduisent la religion à un
code qu'il faut exhiber, non pas pour « tester
la République », mais pour se
protéger « du mal » et
au passage, injecter « un peu de
pureté » autour d'eux. Cela
passe par la manière de se saluer, de se parler, de se nourrir,
de s'habiller. Le vêtement est le premier
accessoire d'identification et de démarcation, pour « marquer
la différence » dans le
meilleur des cas, pour « se couper
»:de l'extérieur la plupart du temps.
C'est la barbe musulmane devenue barbe radicale; c'est le niqab qui
par excellence sépare la personne du reste du monde par une
frontière infranchissable. C'est pour ça qu'il y a rupture
familiale; Il faut effacer les souvenirs familiaux pour effacer
les contours identitaires. Tout jeune incorporé à un tel
groupe subit des modifications psychiques, un peu comme, s'il
était en état d'hypnose.
Qui
sont les jeunes attirés par ces mouvements? Existe-t-il une sorte de
profil type plus sensible?
Au
moment où j'ai écrit le livre, je croyais encore que l'islam
radical touchait en priorité des jeunes fragilisés, ce qu'on
appelle des jeunes «
sans pères ni repères». Je
remarquais que ces derniers se sentaient «de
nulle part », ni
du pays de leurs parents ni de l'endroit où ils vivent. Pour
beaucoup, il y avait une absence de figure de père structurant et
une situation familiale fusionnelle brusquement éclatée en mille
morceaux par une rupture subite : accident de voiture, divorce
soudain, chômage imprévu. Depuis la publication, j'ai été
contactée par des familles si différentes, au niveau social,
culturel, etc., que je remets en cause cette hypothèse. Un
jeune fragile, qui n'a pas d'espoir social, reste une proie
idéale. C'est plus facile pour lui donner envie de fuir le monde
réel... Mais l'endoctrinement s'est perfectionné ces dernières
années et arrive à faire basculer des jeunes tout à fait
structurés,élèves brillants, de familles équilibrées et unies.
Je suis aujourd'hui persuadée que cela peut arriver à n'importe
qui, même si c'est toujoursplus rassurant de penser le contraire.
Pourquoi
utilisez-vous le terme musulmanophobe plutôt qu'islamophobe?
On
peut critiquer l'islam. Ce qui est interdit, c'est de prôner la
haine contre des personnes «parce qu'elles sont musulmanes
», en les réduisant à la représentation négative qu'on
a de leur religion. Et ça, ce n'est pas une mauvaise intention,
c'est un délit de droit commun.
Quelle
est votre position sur la loi concernant le voile intégral (niqab)
en France?
Pour
moi, le port du niqab apparaît
comme le plus grand succès stratégique des radicaux. Certes, une
loi en a interdit le port. Mais 95 % des citoyens français sont
maintenant persuadés que cette pratique relève d'une
application « au pied de la lettre » de l'islam. Les radicaux
ont donc perdu sur le plan juridique mais gagné au niveau
symbolique. Ils peuvent continuer à affirmer que c'est parce
qu'ils sont « trop
musulmans » que
le reste du monde veut les éliminer. Pourtant, cette
pratique correspond à des traditions ancestrales de quelques
tribus isolées en Afghanistan, que seule la fameuse mouvance
wahhabite d'Arabie saoudite a sacralisée. L'islam a donc quatorze
siècles et le voile intégral quatre-vingts ans d'existence en
Arabie saoudite. Tout au long des auditions de la Commission
parlementaire sur le voile intégral, la plupart des personnalités
et des associations ont pris position, pour ou contre une loi, en
partant du postulat que le niqabétait
une simple pratique musulmane orthodoxe.
Que
peuvent faire l'État d'une part et les militants ou même les
citoyens d'autre part pour endiguer ce phénomène de radicalisation?
Ce
que je réclame depuis des années: se mettre autour d'une table
pour réfléchir où mettre le curseur entre ce qui relève de
la liberté deconscience et ce qui révèle une violation des droits
de l'Homme. Arrêter l'école et ne plus parler à ses parents, ce
n'est pas de l'islam! Ensuite, travailler sur des indicateurs
d'alerte pour repérer en amont un basculement dans la radicalité,
de façon à affiner la prévention, car après il est trop
tard.
PROPOS
RECUEILLIS PAR AURÉLIE CARTON
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