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mardi 18 septembre 2018

in LA PROVENCE merci à Mme TANGUY,

À Arles, l'école de Françoise Nyssen dans la tourmente
Le projet pédagogique du Domaine du Possible a-t-il dérapé ? Démissions et évictions se succèdent. Enquête sur une crise
Par Delphine Tanguy


Entre canal et marais, près d’Arles, les 120 hectares du domaine de la Volpelière offrent une vision élégiaque. Ferme et école, le Domaine du Possible est l’établissement scolaire dont avaient rêvé Françoise Nyssen, désormais ministre de la Culture, et son époux, Jean-Paul Capitani, à la tête des éditions Actes Sud. Ils voulaient un lieu où chaque enfant trouverait un espace pour s’épanouir dans sa singularité. Cette même école que n’avait pas trouvée leur fils, Antoine : il s’était suicidé au terme d’un parcours scolaire douloureux…
Porté par la flatteuse réputation d’Actes Sud, le carnet d’adresses de Nyssen et Capitani, le Domaine du Possible a ouvert en 2015 avec une vingtaine d’élèves ; ils sont aujourd’hui 149, de la maternelle à la terminale, à y suivre une scolarité, moyennant 4 à 6 000€ par an. Dans ses statuts déposés au Journal officiel dès 2013, voici résumé son projet : "Ce sera une école de la bienveillance et de l’apprentissage par le projet." "Elle se laisse la liberté de puiser dans toutes les méthodes pédagogiques", décrit le site de l’établissement.
Toutes ? Pour des enseignants et des parents, il ne fait plus aucun doute que le Domaine du Possible ne s’est en réalité appuyé que sur l’une d’elle : la méthode, très controversée, développée au début du XXe siècle par l’intellectuel et occultiste autrichien Rudolf Steiner-Waldorf (1861-1925)...
Cette prise de conscience est à l'origine de la crise interne, profonde, qui secoue l'école depuis des mois : démissions et évictions se succèdent. Rembobinons.
Steiner-Waldorf est le promoteur de l'anthroposophie, un courant de pensée ésotérique dont on retrouve des applications dans l'agriculture (la biodynamie, dont s'inspire l'agriculteur Pierre Rabhi, publié... chez Actes Sud, la santé (les cosmétiques Weleda ou Dr Haushka), la banque (Triodos, GLS)... Son héritage compte aussi plus d'un millier d'écoles dans le monde. De doux rêveurs ? "L'anthroposophie est un empire" pesant des "milliards d'euros", recadre le journaliste d'investigation Jean-Baptiste Malet. En Provence, la pédagogie Steiner est portée par des établissements scolaires identifiés, à Eguilles, Eourres, Sorgues...
C'est justement dans cette dernière école, où Antoine avait fait un passage, que Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani ont rencontré Henri et Praxède Dahan, deux militants reconnus de l'anthroposophie. Une amitié était née, une aventure éducative, aussi : c'est à ce couple que les éditeurs s'associeront pour bâtir, à partir de 2013, le projet du Domaine du Possible. Henri Dahan en a même "coécrit" le "livret" fondateur. "Nous avons apprécié l'intelligence de leur démarche", saluait Françoise Nyssen elle-même (Le Monde du 10 octobre 2016).
Alors, comment expliquer le clash du 6 juillet dernier ? Ce jour-là, Henri Dahan, le directeur pédagogique, est mis à la porte par le conseil d'administration et Jean-Pierre Capitani ; son épouse, Praxède Dahan, ainsi que Jean-Pierre Ablard, deux autres piliers de l'équipe, lui emboîtent le pas solidairement. "C'était ce qui s'appelle se faire virer salement", rapportent nos sources. L'écrivain Jeanne Benameur assure depuis la direction.
"Des mécènes s’alarmaient. On allait tout perdre." Patrick Bouchain
Ne faut-il relier cette scène à la parution d'une enquête sur l'anthroposophie, peu avant, dans Le Monde diplomatique ? "C'est une supposition que j'ai faite, même s'ils s'en sont défendus devant moi", soupire Henri Dahan. Deux mois plus tard, c'est un homme très affecté que nous avons retrouvé. "Je tente encore de comprendre." Oui, c'est vrai, à plusieurs reprises, Jean-Paul Capitani lui avait bien demandé "des changements d'organisation" : "Je lui réclamais juste plus de temps", souffle-t-il. Ces modifications consistaient notamment à s'ouvrir à d'autres approches, comme Freinet, Montessori (1). "Mais Steiner, c'était notre ancrage pédagogique, à l'évidence, et nous l'avons écrit ! Il fallait juste en clarifier les apports vis-à-vis des familles", soutient Henri Dahan.
Le 17 octobre 2016 dans La Provence, les éditeurs le revendiquaient il est vrai encore eux-mêmes : "Nous défendons par-dessus tout l'enseignement des écoles Steiner."
Mais le 17 mai 2017, Françoise Nyssen est devenue ministre de la Culture. Et alors que la popularité d'Emmanuel Macron chute en piqué, cet été 2018, l'éditrice est épinglée pour des travaux illégaux au siège d'Actes Sud. Les bruits insistants en provenance de la Volpelière sont-ils devenus ingérables ? "Des mécènes nous disaient : ce qui se passe chez vous ne correspond pas à ce que vous nous présentez, révèle Patrick Bouchain, architecte, pionnier du Domaine et membre du CA. On allait tout perdre."
C'est que le malaise s'est enkysté. Chaque année, des profs, des intervenants qui avaient rejoint le projet, enthousiastes, le quittent, amers. Tenus à une curieuse clause de confidentialité qui les tétanise, leur interdisant de "divulguer les moyens et méthodes pédagogiques propres à l'établissement", plusieurs nous ont néanmoins rapporté leurs "doutes" devant "les graves lacunes" des élèves, que ne "pouvait compenser le petit nombre d'heures d'enseignement".
Ou l'absence de prise en charge qualifiée des enfants les plus fragiles. Mais aussi les "pressions" exercées par les anthroposophes : "On me demandait d'enseigner selon des principes anti-scientifiques !" s'offusque l'un d'eux. "Ces doléances ne nous remontaient pas, se défend Patrick Bouchain. Dahan avait gagné l'amitié de Françoise, il s'en servait..." Lui rejette ces accusations "effroyables. On m'a donné une liberté qu'on m'a petit à petit reprise."
Bien que l'anthroposophie ne soit pas considérée comme une secte, elle fait l'objet d'une surveillance particulière. "Au début des années 2000, nous avions inspecté les écoles Steiner en France, rappelle Serge Blisko, à la tête de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. Le bilan était désastreux : les inspecteurs avaient constaté le très faible niveau des élèves." De fait, il le dit : "Si j'avais un enfant en difficulté, je chercherais une école Freinet, peut-être une école Montessori, mais jamais une école Steiner !" Il n'appartient pas à l'inspection académique de porter un tel jugement.
Mais comme tous les établissements hors contrat, le Domaine du Possible a fait l'objet d'un contrôle, en 2016. "Et certains points ne correspondaient pas au socle commun de compétences et connaissances attendu par l'Éducation nationale", livre Dominique Beck, directeur académique à Marseille.
L'ésotérisme des cours d'eurythmie (une sorte de danse) ou cette cérémonie où les enfants, dans une pièce noire, s'engagent au coeur de la "spirale de l'Avent", ne seraient pas davantage "tolérés par l'État", en cas de contractualisation. Or, depuis le début, c'est l'ambition de Nyssen et Capitani : elle permettrait la prise en charge des salaires des profs.
Le couple pouvait-il ignorer la réalité de l'enseignement proposé dans son école ? Alors que celle-ci traverse une "situation financière difficile", M. Capitani le soutient : "On a été confiants, on a laissé filer la ligne." Des signaux s'étaient pourtant allumés : en mai 2017, la sortie, certes approximative, de Jean-Luc Mélenchon, futur député LFI de Marseille, sur "une ministre de la Culture qui est plus ou moins liée aux sectes" avait fait pschitt.
Mais au Domaine, de manière "concomitante", on fermait en urgence la formation européenne d'eurythmie de Praxède Dahan. Trop ouvertement Steiner, sans doute.

(1) Les écoles hors contrat, dont le nombre a été multiplié par 4 en sept ans (religieuses ou alternatives) sont libres de leur enseignement mais doivent diffuser un "socle commun de connaissances, de compétences et de culture". En 2016, un contrôle dans l'académie de Versailles avait révélé qu'aucune des 30 écoles alors visitées ne l'avait respecté. Dans certaines, des "rituels", du "conditionnement" et "l'évitement de pans entiers du savoir" avaient aussi été pointés.

Françoise Nyssen se défend
Alors qu’elle ouvrait les Journées du patrimoine aux côtés d’Emmanuel Macron, la ministre nous a brièvement répondu.
Le Domaine du Possible est une école Steiner ? Françoise Nyssen : "Une étiquette, ce n’est jamais intéressant. Mais s’enrichir de toutes les réflexions, oui : Steiner, mais aussi Montessori, Freinet... Les querelles de pédagogie n’ont aucun intérêt. Mais le Domaine n’est pas une école Steiner."
Elle semblait le devenir... Françoise Nyssen : "Il y a eu divergences de vues. Moi, j’ai choisi de faire une coupure claire avec cette école, à laquelle je reste fière d’avoir participé. Forte de cette expérience, je travaille en proximité avec le ministre de l’Éducation nationale, sur l’importance des arts et de la culture à l’école."

L’interview de Jean-Paul Capitani (éditeur), Et Patrick Bouchain (architecte) fondateurs de l’école
Que se passe-t-il au Domaine du Possible ? Jean-Paul Capitani : "Chaque année, je devais faire face à mon lot de profs démissionnaires. J’ai parlé avec eux, et je me suis rendu compte que ces gens ne voulaient pas appliquer la méthode Steiner. Or nous n’avons jamais voulu faire une école dédiée à cette méthode ! Attention, Rudolf Steiner a développé beaucoup de pratiques intéressantes : la biodynamie, l’homéopathie… Mais l’anthroposophie, ce n’est pas mon truc. Il y a quelques années, je suis allé aux rencontres des écoles Steiner à Strasbourg : je voulais comprendre leur pédagogie. Je leur ai demandé de clarifier ce lien avec l’anthroposophie, d’en faire un livre. Il n’est jamais venu ! Ce sont des dogmatiques."
Vous ne pouviez ignorer cependant que Praxède et Henri Dahan, figures de l’anthroposophie en France, relevaient de cette idéologie… Jean-Paul Capitani : "Oui, mais nous avons toujours porté un projet de transversalité. Et c’est ce que j’ai dit à Henri, à plusieurs reprises, "Relis le livret", notre programme fondateur. "Ce que tu fais, ce n’est pas ce que nous avions décidé." Patrick Bouchain : "J’ai toujours été très sceptique sur son recrutement. À chaque conseil d’administration, je le disais : "Attention, nous devons nous ouvrir à d’autres horizons, nos mécènes ne sont pas venus pour soutenir une école Steiner et la contractualisation avec l’état ne sera pas possible". La deuxième année, l’école est montée en charge, et nous avons vu arriver, c’est vrai, de plus en plus d’enfants et d’enseignants Steiner. Il n’y avait plus d’équilibre. J’ai dit : si on ne coupe pas, les mécènes vont nous lâcher. Il fallait cette rupture."
Vous dites que vous avez été manipulés ?
Patrick Bouchain : "Oui, il y a eu manipulation, car à chaque fois que nous voulions entendre les enseignants de sensibilité différente, cela ne nous remontait pas."
Certains se sont pourtant émus de l’organisation de cérémonies ésotériques, dont les parents n’avaient d’ailleurs pas tous connaissance… Jean-Paul Capitani : "Cela demandait au moins une explication. Quand je vois qu’on y interdisait les photos, par exemple, je dis non ! Les enfants ne peuvent pas être pris en otage."
Comment l’école va-t-elle évoluer ? Jean-Paul Capitani : "Nous allons recruter un directeur, car il faut quelqu’un qui anime les équipes, mais aussi un gestionnaire. Nous allons faire exactement ce qui était écrit dans le projet, en finir avec ce sous-jacent qui nous a nui." Patrick Bouchain : "Toute la dimension agricole du projet a été oubliée, nous allons la mettre en œuvre. Nous allons aussi retrouver un meilleur équilibre entre les pédagogies."

Une idéologie controversée
Grégoire Perra fut scolarisé dans les écoles Steiner puis enseigna lui-même cette pédagogie. Il est aujourd’hui le principal pourfendeur de ce courant de pensée, au sujet duquel il donnera une conférence à Marseille le 6 octobre prochain.
Il soutient notamment que les nouvelles écoles Steiner "se dissimulent davantage que les premières, en renonçant à porter leur nom et aussi à certaines de leurs traditions". "Pour les anthroposophes, la rationalité mathématique et la science moderne n’expliquent que la partie matérielle, visible du monde, soutient Jean-Baptise Malet dans Le Monde diplomatique. Selon eux, des esprits et des forces surnaturelles agissent dans un monde invisible. L’anthroposophie serait la "science" qui perce, par la voie spirituelle, les mystères de ce monde occulte."
Dans les écoles Steiner-Waldorf, les enfants n’apprennent par exemple aucune connaissance académique avant l’âge de 7 ans - celui où les premières dents tombent- mais passent leurs journées à jouer, pratiquer les arts, la cuisine ou le jardinage, écouter des contes...

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