Nous
avons rendu compte récemment de deux avis du comité des droits de
l’Homme des Nations unies. Le premier concernait le licenciement
d’une salariée de la crèche Babyloup qui avait refusé de se
rendre à son travail sans son voile. Le second avis concernait des
femmes qui s’étaient pourvues devant cette instance internationale
pour contester des amendes qui leur avaient été signifiées du fait
du port du voile intégral.
Dans
un premier temps, nous jugeons indispensable, et ce sera l’objet du
premier point, de préciser dans quel cadre juridique ces avis ont été
rendus.
En
second lieu cet article permettra de relier ces avis entre eux et de réfléchir
sur le décalage entre la conception française de la laïcité et
celle des experts internationaux.
Pour
ce faire, un court rappel historique est nécessaire.
Dès
le mois qui suivit l’armistice du 8 mai 1945, se tint une
importante réunion dont l’aboutissement fut la charte des Nations
unies; à cette occasion, il fut prévu qu’une déclaration
universelle des droits de l’Homme serait rédigée. Effectivement,
ses deux principaux concepteurs furent le français René Cassin, le
juriste de la France libre et Madame Roosevelt, veuve du président
américain. Elle fut adoptée le 10 décembre 1948. Mais
elle n’avait pas d’effet contraignant, c’était une très belle
déclaration d’intentions, toutefois, aucun mécanisme ne venait
sanctionner une violation par un État des principes énoncés.
C’est
pourquoi fut prévue la rédaction de pactes internationaux qui en
reprendraient les principes mais en rendraient l’application
obligatoire à l’encontre des Etats membres de l’ONU. Ces pactes
mirent une trentaine d’années à voir le jour.
Ici,
une petite digression s’impose pour faire un détour par la
protection européenne des droits de l’Homme. En effet, sans
attendre, des Etats européens avaient décidé dans les années
suivantes de créer une organisation d’États européens dédiée
aux droits de l’Homme et à l’environnement, le Conseil de
l’Europe (qui ne présente aucun point commun avec l’Union
européenne, sinon l’espace partagé à Strasbourg).
Les
Etats membres de ce Conseil de l’Europe signèrent une convention
européenne des droits de
l’Homme, qui comprenait peu d’articles dédiés à l’énoncé
des droits (parfois en termes identiques à la Déclaration de 1948),
la majeure partie du traité étant consacrée aux procédures. Ainsi
était créée la Cour européenne des droits de l’Homme. En fait
s’il y avait peu d’articles dédiés à l’énoncé des droits,
c’est parce que les rédacteurs de ce traité avaient conscience de
la diversité des traditions juridiques au sein de l’espace
européen. N’étaient fixés que des grands principes dans
lesquels, précisément au-delà de ces traditions diverses, tous les
Etats membres pouvaient se retrouver. Ce qui impliquait une certaine
marge d’appréciation laissée à chaque Etat dans la mise en œuvre
de
ces
droits. Les juges de la cour européenne, restaient indépendants des
Etats dont ils étaient issus.
Après
cette indispensable digression sur la Cour européenne des droits de
l’Homme revenons à l’ONU ; ce n’est que près de 30 ans
après la signature de la déclaration que fut signé le pacte
international relatif aux droits civils et politiques. Le traité
comporte lui-même des droits, mais de manière beaucoup plus
détaillée. Un comité des droits de l’Homme est nommé, composé
d’experts juridiques en droit international et chargé de
surveiller l’application par les Etats membres de l’ONU de ce
pacte qui donne donc une force obligatoire aux grands principes
énoncés dans la déclaration de 1948. Tout particulier qui a épuisé
tous les recours dans son pays peut saisir ce comité (comme il peut
saisir la cour européenne des droits de l’Homme).
La
différence: le comité contrairement à la Cour européenne ne rend
que des avis, ce qui implique non une force obligatoire, mais une
pression sur les états qui pourraient violer les droits de l’Homme.
Dans
les faits, ce comité rend publics ses avis. Concernant la France, il
a admis l’interdiction chez nous du lancer de nain, il a refusé
une requête du sieur Faurisson (récemment décédé, nous n’allons
pas nous en émouvoir outre mesure), il a été saisi pour le Belarus
d’entraves à la liberté de manifester des opposants, et il a
donné tort à l’Etat. Pour la fédération de Russie, il n’a pas
condamné l’attitude de l’État face aux allégations de mauvais
traitements évoqué par un détenu, en revanche, il avait donné
raison à un défenseur des droits de l’Homme qui s’était pourvu
devant lui, se plaignant de harcèlement.
Disons
le d’emblée, il ne nous semble pas, bien au contraire, que le
contrôle par un groupe d’experts
indépendants de l’application des textes internationaux de
protection des droits de l’Homme
puisse être critiqué. En matière de droit fondamentaux, nous ne
jugeons pas défendable
un souverainisme en cette matière (pour le souverainisme en général,
c’est totalement extérieur à l’objet statutaire de notre
association).
En
revanche, nous pouvons nous interroger et c’est ce que nous ferons
dans le point suivant, sur cette incompréhension par nombreux
d’experts internationaux, parfois hors de l’enceinte de ce comité
des droits de l’homme, de la conception française de la laïcité.
Les
experts internationaux et la conception française de la laïcité
Après
la rédaction de la déclaration des droits de l’Homme et du
citoyen de 1789, Clermont Tonnerre, dans une déclaration qui a fait
date, affirmait qu’il fallait tout accorder aux juifs comme
individus, mais rien en tant que nation.
Était-ce
une préfiguration de la conception française de la laïcité, voire
de la vie en société ? Toujours est-il que la conception française,
à laquelle nous nous rattachons, accorde une grande importance à
l’individu. Serait-ce à dire que les communautés à l’intérieur
de la nation n'existeraient pas? Sans doute pas, mais cela signifie
quand même que la liberté individuelle de conscience revêt une
grande importance, ne figure-t-elle pas comme des principes
directeurs de la loi de 1905, dès son article 1 ?
L’une
des particularités du droit français est précisément la recherche
d’un équilibre entre les droits de l’individu et ceux des
communautés. Ce n’est pas le cas partout, même en Europe.
Est-ce
à-dire qu’il faille clouer au pilori les autres régimes
juridiques en Europe dans le monde ? Sans doute pas, mais, si nous
voulons que notre régime de laïcité soit compris et adopté, nous
pensons nécessaire de redoubler d’efforts pour discuter et
persuader.
Pour
revenir aux Nations unies, un rapporteur spécial sur l’intolérance
religieuse, Monsieur Amor, émettait des réserves sur les politiques
de lutte contre le sectarisme, et craignait un réveil de
l’intolérance religieuse. Une des femmes lui ayant succédé à ce
poste, Madame Asma Jahangir, dans un de ses rapports, critiquait
explicitement l’attitude française, considérant les membres de
sectes en France comme des victimes de discrimination. Nous
avions exprimé notre désaccord avec elle, mais aussi du respect: après avoir quitté son poste à l’ONU, elle était revenue au
Pakistan où elle avait été assignée à résidence car elle était
depuis son plus jeune âge une militante des droits de l’Homme.
Elle avait été vice-présidente de la fédération internationale
des droits de l’Homme.
Lorsqu’elle
était assignée à résidence, nous avions exprimé le souhait
qu’elle soit libérée, tout en déplorant et en nous interrogeant
sur l’incompréhension entre des militants si courageux par
ailleurs et nous, laïques français, tellement préoccupés par la
défense de ces droits. Aussi nous ne sommes pas étonnés par les
récents avis du comité des droits de l’Homme des Nations unies.
Une
crèche associative fonctionne avec des règles similaires à celle
du service public : elle accepte tous les publics sans
discrimination, mais le personnel doit rester discret sur les
convictions profondes qui animent chaque salarié. De nombreux allers
et retours entre juridictions ont été nécessaires pour clore cette
affaire dans l’ordre juridique français.
Dans
les cas les plus récents, des femmes ont sollicité l’avis du
comité des droits de l’Homme car elles avaient été
verbalisées,les forces de police constaté qu’elles étaient
revêtues du voile intégral.
Dans
tous les cas, n’auraient-elles pas eu la possibilité de se
pourvoir devant la cour européenne des droits de l’Homme ?
Effectivement, cette possibilité leur était offerte, mais la Cour
avait déjà rendu des arrêts qui n’allaient pas dans leur sens : pour la crèche, on pouvait se souvenir d’un arrêt rendu lors d’un
litige entre une ressortissante helvétique et la Suisse : les juges
avaient donné une interprétation peu flatteuse du sens du voile
islamique, pour parler vite. Pour ce qui concerne le voile intégral,
saisie par des Françaises qui n’avait pas encore été
verbalisées, la juridiction avait estimé que les dispositions
adoptées en France entraient dans le cadre de la marge
d’appréciation laissée aux Etats.
A
l’inverse, les experts du comité des droits de l’homme des
Nations unies ont jugé que les mesures prises en France n’était
pas proportionnées à l’objectif que s’était assigné notre
pays. Ils ont estimé que la salariée ne s’était pas vu interdire
à bon droit le port de son voile sur son lieu de travail, la mesure
étant jugée disproportionnée par rapport à l’objet de
l’association gestionnaire de la crèche. De notre côté, nous
pouvons nous demander si des établissements scolaires ou éducatifs
à caractère religieux fondamentaliste n’imposent pas des
contraintes vestimentaires à leurs agents. Dans ce cas, cela
reviendrait à interdire en France une association qui voudrait se
soumettre aux mêmes règles que les agents du service public : la
discrétion sur les convictions personnelles des salariés, mais
l’ouverture à tous les publics sans discrimination. Il faut noter
que l’interdiction signifiée au personnel de manifester ses
convictions profondes ne figurait pas dans les statuts de
l’association gestionnaire, mais seulement dans un règlement
intérieur. Peut-être des statuts plus explicites permettrait-t-il à
une association d’éviter un si lourd contentieux ?
En
revanche, en ce qui concerne le voile intégral, tant devant la Cour
européenne que devant le comité des droits de l’homme des Nations
unies, la France avait fait valoir l’importance du visage découvert
qui favorise la communication et le vivre ensemble. Pouvons-nous nous
permettre d’émettre une opinion ? Est-ce que la dissimulation
totale de l’individu et notamment du visage ne serait pas une
source de dépersonnalisation qui irait à l’encontre du principe
de dignité humaine ? Un principe que toutes les juridictions
admettent pour fonder une décision en droit. Observons quand même
que nous ne prenons nullement ce parti pour des raisons liées à la
religion, chacun restant totalement libre de croire ou de ne pas
croire, mais uniquement pour des raisons liées au respect de la
personne. Surtout que notre lecteur ne se méprenne pas : jamais nous
ne nous nous référerons à une laïcité teintée d’hostilité à
la religion musulmane à à l’instar d’un journal en ligne
prétendument laïque mais dont l’hostilité viscérale à l’Islam
ne peut même plus dissimuler une xénophobie exacerbée.
Cependant
concluons sur une note d’optimisme : récemment, en janvier 2018,
la rapporteuse spéciale de l'ONU dans le domaine des droits culturels
affirmait :
«les initiatives culturelles et artistiques peuvent aussi défendre
les valeurs de diversité, de
laïcité,
d’inclusion, de tolérance, d’égalité des sexes, de droits de
l’homme et de paix par les thèmes qu’elle choisissent
d’aborder».
Pour
persuader les acteurs publics du niveau le plus local ou niveau
international de la pertinence de notre conception de la laïcité,
pour les persuader aussi de la même pertinence dans notre action de
prévention du sectarisme, les deux étant étroitement liées pour
nous, il nous faudra faire preuve de patience et de persuasion;
sûrement pas d’agressivité ni d’arrogance et encore moins de la
certitude d’incarner la lutte du bien contre le mal.
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