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lundi 29 mars 2021

Questions d’éthique et questions de droit autour de la pratique du « shunning » : le cas des Témoins de Jéhovah.

Questions d’éthique et questions de droit autour de la pratique du « shunning » : le cas des Témoins de Jéhovah.

 

 


Le terme « shunning » désigne une injonction faite aux fidèles par les instances dirigeantes d’une religion de cesser toutes relations avec ceux qui remettent en question leurs croyances. La conséquence en est une rupture des liens familiaux et amicaux. Cette punition est un moyen de dissuasion.

Une récente actualité nous rappelle que cette pratique soulève des questions fondamentales.

Ainsi, que les Témoins de Jéhovah aient pu être discriminés dans l’histoire, nous ne chercherons pas à le nier, ni à y trouver une justification morale. Par exemple dans une période récente la Grèce fut condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme lorsque fut infligée une sanction pénale à un Témoin de Jéhovah dont le seul tort avait été de faire du porte-à-porte… au domicile d’un chantre orthodoxe. Que cela soit clair, l’action du CLPS est fondée sur le respect des droits de l’homme, dans tous les cas. Que par la suite nul ne nous fasse dire ce que nous n’avons jamais dit !

Des discriminations anciennes ou présentes ne justifient pas non plus que les témoins de Jéhovah se rendent eux-mêmes coupables de discrimination. Et c’est là un débat juridique récurrent en Belgique, dont nous avons pu saisir un certain nombre d’éléments et dont nous continuerons à vous tenir informés.

Dans La Tour de Garde du 15 janvier 2007, un article s’intitule: restez fort si votre enfant se rebelle.

Nous en avions connaissance depuis longtemps. Ses termes, disons le franchement, nous semblent plus que sévères, c’est ainsi que nous les ressentons :

« Si votre enfant ne se reprend pas, et qu’il soit un chrétien baptisé, il devra peut-être recevoir la forme la plus sévère de discipline : l’excommunication. Les contacts que vous pourrez alors avoir avec lui dépendront de son âge et d’autres circonstances. Naturellement, si l’enfant est mineur et qu’ils vivent chez vous, vous continuerez à pourvoir à ses besoins physiques (…). Il n’en va pas de même lorsque l’enfant excommunié est majeur il n’habite plus sous le toit familial (…). Même si certaines questions familiales peuvent vous obliger à avoir quelques contacts avec votre enfant excommunié, vous devriez vous efforcer d’éviter les rencontres qui ne sont pas indispensables ».

Nous avions connaissance de ces passages qui nous semblaient déjà d’une extrême dureté. Nous ignorions alors que ce point de doctrine des Témoins de Jéhovah serait la source d’un contentieux judiciaire outre Quiévrain.

En effet, un disciple ayant abjuré sa foi ancienne, pour devenir protestant, avait poursuivi les Témoins de Jéhovah pour discrimination. Son départ ayant selon lui, du fait de ce type de directive, éloigné de lui tant son entourage amical que sa propre famille.

Ils s’ensuivit un feuilleton judiciaire. Voici tout d’abord un extrait d’un arrêt de la Cour d’appel de Liège en date du 6 février 2006:

« Il ressort des divers documents soumis à l'appréciation de la Cour que des pressions morales sont exercées sur les autres adeptes dès lors qu'il leur est conseillé de supprimer non seulement les contacts spirituels — ce qui est compréhensible — mais aussi les rapports sociaux et familiaux qui doivent se limiter au minimum indispensable. Cette pression morale résulte essentiellement du fait que si un membre de la congrégation va au delà de ce minimum, il peut être exclu. Dans ces conditions, la liberté de culte elle-même risque de ne plus être respectée dans la mesure où, si les pressions sont trop fortes, l'adepte qui souhaite quitter la communauté s'en trouve moralement empêché, obligé qu'il est de choisir entre deux situations moralement dommageables : soit continuer à adhérer à des principes auxquels il ne croit plus et maintenir sa vie privée familiale et sociale, soit quitter la communauté et se voir rejeté par sa famille et ses connaissances. Dans cette mesure, les consignes données - quoiqu'en dise l'intimée, il ne s'agit pas de simples « réflexions » — risquent, in abstracto, de créer une discrimination. »

Mais l’intéressé n’obtint pas satisfaction... cependant le principe était posé par la Cour d’appel!

Pour des raisons de droit, l’arrêt fut cassé par la Cour de cassation belge. Et la même affaire fut traitée par la Cour d’appel de Mons. Le plaignant était soutenu par le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, créé par une loi belge de 1993. Il fut débouté, nous donnons les raisons, qui nous semblent aller à l’encontre des attendus de l’arrêt de la Cour d’appel de Liège.

« Le fait qu’un mouvement religieux édicte à l’égard de ses membres et publie dans ses revues des règles de comportement à adopter vis-à-vis des anciens membres régulièrement exclus–la régularité de cette exclusion ne faisant pas ici débat, lesquels se limitent à éviter de les fréquenter, de leur parler voire de les saluer, ne permet pas de présumer l’existence d’une quelconque discrimination. Pour autant que les limites de la légalité ne soient pas franchies, toute personne est libre de suivre ou non les préceptes de la religion qu’il a choisie, en ce compris à l’égard des membres de sa propre famille. L’article 9 CEDH garantit le libre exercice du droit à la liberté de religion. L’obligation de neutralité et d’impartialité interdit à l’État de porter une appréciation sur la légitimité des croyances religieuses ou sur la façon dont elle se manifestent dans le cadre du principe de l’autonomie personnelle des croyants. »

Comme à l’accoutumée, afin de permettre à nos lecteurs de se documenter de manière approfondie et de ne pas déformer le sens d’une décision judiciaire en ne la citant que partiellement, nous leur donnons accès aux textes complets sur ce lien

Le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme changea de nom et devint Unia (service public indépendant qui lutte contre la discrimination, promeut l’égalité et protège les droits fondamentaux). Nous reproduisons un paragraphe de son rapport annuel 2019.

« La liberté de pensée, de conscience et de culte implique aussi que quelqu’un a le droit de ne pas (ou plus) avoir de conviction philosophique ou religieuse. En 2019, Unia a par exemple reçu de nouveaux signalements relatifs à la communauté religieuse des Témoins de Jéhovah. Le réseau social des Témoins de Jéhovah se limite souvent aux seuls membres de cette communauté. Lorsque des membres sont exclus ou veulent se retirer du groupe, ils se retrouvent dans un isolement social parce que cette communauté rompt tous les liens avec les anciens membres. Unia avait déjà déposé plainte auprès du parquet en 2015 à la suite du signalement d’un ancien Témoin de Jéhovah : selon Unia, la politique d’exclusion de cette communauté religieuse incite de manière répréhensible à la discrimination, à la haine ou à la violence. Le parquet a clôturé l’instruction en 2019 et Unia a été informé que le dossier serait transmis au juge pénal. »

Une nouvelle procédure était en cours. Elle vient de trouver un épilogue, provisoire s’il y a appel, avec un récent jugement du tribunal de Gand. Cette juridiction a donné satisfaction aux requérants dont l’action n’était pas prescrite, soit la grande majorité d’entre eux. Nous avons ci-dessus donné le lien vers l’article de presse qui annonce cette décision judiciaire.

Comme nous le faisons habituellement, nous attendrons d’avoir le texte intégral de la décision définitive, surtout si appel devait être interjeté. Nous ne ferons le point qu’à issue de la procédure.

Toutefois, nous pouvons déjà, à ce stade, et indépendamment des contentieux en cours ou à venir, dégager deux doctrines différentes, qui ont des incidences tant sur notre conception de la laïcité que sur celle des obligations pesant sur les Etats signataires de la Convention européenne des droits de l’homme.

Et les Témoins de Jéhovah ne sont pas les seuls à être concernés.

Selon la première conception, l’État doit rester neutre vis-à-vis des religions, (tout cela est valable pour des idéologies autre que religieuses), les laisser libres de s’organiser comme elles l’entendent, et donc ne pas intervenir  lors du contentieux qui pourrait opposer des disciples et/ou anciens disciples d’une confession entre eux. Le site human rights without frontiers cite Massimo Introvigne, du Centre d’études sur les nouveaux mouvements religieux (CESNUR) qui conclut ainsi un article : “En défendant les droits de leurs comités de discipline religieuse à se prémunir de toute ingérence de l’état quand ils décident de l’excommunication d’un membre ou d’autre chose, et leur droit à interpréter la Bible dans le sens où elle ordonnerait le rejet de ceux qui avaient été excommuniés, les témoins de Jéhovah défendent une fois de plus la liberté religieuse de tous, précisément dans un domaine où elle est actuellement particulièrement assiégée.” .”—The Journal of CESNUR,

La seconde conception résulterait notamment d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme. Lors d’un contentieux opposant l’État néerlandais à une jeune fille handicapée et à son père, les Pays-Bas furent condamnés. La jeune fille avait été abusée par le fils de la directrice de l’établissement qui l’hébergeait. L’État n’était pas directement responsable bien entendu de cet agissement, mais la Cour européenne avait estimé que les sanctions pénales prévues par  l’État membre n’étaient pas appropriées.

Les juges de Strasbourg ont élaboré une conception exigeante des droits de l’homme : le rôle des Etats n’est pas uniquement de s’abstenir de les enfreindre, mais de tout faire pour que les droits fondamentaux soient respectés dans les rapports entre particuliers.

Et c’est bien là le nœud  de cette divergence d’appréciation entre juridictions d’un même pays.  Dans le cas présent, soit l’État belge doit se borner à respecter la liberté de culte des Témoins de Jéhovah, les laisser s’organiser comme ils l’entendent, et bien entendu ne pas les discriminer (nous récusons les atteintes aux libertés et les discriminations!), soit il est tenu également de veiller à ce que les disciples ne deviennent pas eux-mêmes auteurs d’une quelconque violation des droits fondamentaux à l’égard de quiconque. Dans le cas présent cette atteinte serait une discrimination à l’encontre  de celles et ceux qui se tourneraient vers une autre conviction. 

Sans doute la liberté de chacun de fréquenter qui il veut doit-elle être respectée. Mais ériger en principe, en impératif, un ostracisme, et surtout  interdire en conséquence les relations intrafamiliales, notamment entre parents et enfants nous semblerait une  atteinte à la vie privée et familiale au sens de la Convention européenne (article 8), sur laquelle viendrait se greffer une discrimination (article 14).

Que ce soit encore clair, nous ne mettons pas en cause en tant que telle la doctrine des Témoins  de Jéhovah, qui reste protégée par la même Convention européenne des droits de l’homme. Nous récusons avec force tout ce qui pourrait s’apparenter à la haine. Nous faisons seulement nôtre une conception exigeante de la défense des droits de l’homme, qui vise à une régulation des rapports entre individus respectueuse de la dignité de chacun.




 

 

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