En
mai 2022, le conseil d'État a rejeté le pourvoi d'une famille de
témoins de Jéhovah qui souhaitait interdire à un
établissement hospitalier de procéder à une transfusion sur la
personne d'un accidenté qui avait notifié par écrit son refus
de se voir administrer du sang humain. Les juges du Palais-Royal ont
estimé qu'une transfusion limitée à ce qui était nécessaire pour
permettre la survie du patient n'était pas fautive.
Nous
avons retenu les passages les plus utiles de l'ordonnance, et nous
avons souligné dans une couleur différente les quelques phrases qui en permettent une
compréhension immédiate.
Bien entendu, nous avons mis un lien, pour nos lecteurs qui
souhaiteraient s' y référer, vers le texte intégral.
Nous joindrons à la fin de ce billet les extraits significatifs des
conclusions du commissaire du gouvernement lors d'une affaire
similaire survenue il y a quelques décennies. Nous souscrivons à ce
raisonnement juridique en regrettant que saisi en cassation, le
conseil d'État y ait décelé une erreur de droit. Toutefois, nous
constatons avec satisfaction que la justice administrative considère
le droit à la vie, et par la même le devoir des soignants de la
préserver, en cas de risque vital, comme le premier des impératifs
à respecter. L'auteure de ces conclusions se référait
explicitement à l'interdiction des lancers de nains ; le Conseil d'Etat avait redéfini l'ordre public en y incluant le respect de
la dignité humaine.
Conseil d'État, Juge des référés, 20/05/2022, 463713, Inédit au recueil Lebon
M. A... C..., M. B... C... et Mme D... C... ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Toulon, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre à l'hôpital d'instruction des armées Sainte-Anne de Toulon de respecter la volonté de M. A... C... et de ne procéder en aucun cas à une transfusion sanguine contre son gré, conformément au respect du consentement libre et éclairé du malade, et de recourir en substitution aux traitements médicaux sans transfusion de sang, acceptés, eux, par le patient. Par une ordonnance n° 2201140 du 28 avril 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Toulon a rejeté leur demande.
Par une requête enregistrée le 3 mai 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les consorts C... demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) d'annuler cette ordonnance ;
2°) d'enjoindre à l'hôpital d'instruction des armées Saint-Anne de respecter la volonté de M. A... C... de ne pas recevoir de transfusion sanguine, de ne procéder en aucun cas à l'administration forcée de transfusion sanguine contre son gré et à l'insu de sa personne de confiance, et de recourir en substitution aux traitements médicaux sans transfusion de sang acceptés par le patient ;
(...)
Ils soutiennent que :
- la condition d'urgence est satisfaite, eu égard au risque que de nouvelles transfusions sanguines lui soient prodiguées, contre son gré, dès lors que M. A... C... demeure hospitalisé et alors que, d'une part, des transfusions sanguines lui ont été administrées le 2 mai et, d'autre part, l'équipe médicale a affirmé sa décision de renouveler les transfusions sanguines en dépit de la volonté du patient ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales ;
- les conditions d'hospitalisation de M. A... C... méconnaissent la liberté du patient de consentir aux soins qui lui sont prodigués, garantie par l'article 5 de la convention d'Oviedo, l'article 3 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et l'article L. 1111-4 du code la santé publique, et porte atteinte à l'intégrité du corps humain dès lors que, d'une part, la volonté M. A... C..., dûment exprimée par le biais de directives anticipées et répétée par sa personne de confiance de ne pas recevoir de transfusion sanguine, n'est pas respectée par l'équipe médicale et, d'autre part, l'obligation légale de respecter la volonté du patient s'impose à l'obligation réglementaire de lui donner des soins consciencieux ;
- elles méconnaissent l'interdiction des traitements inhumains et dégradants, garantie par l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors que, d'une part, une transfusion sanguine représente pour M. A... C... un traitement moralement inacceptable et le privant de sa dignité, selon ses croyances et, d'autre part, il risque de subir à nouveau un tel traitement ;
- elles portent atteinte au droit au respect de la vie privée et notamment ses composantes, le droit à l'autonomie personnelle et le droit à l'intégrité physique, garantis par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en ce que le refus de transfusion sanguine par les témoins de Jéhovah ne peut être assimilé à un suicide mais à un choix thérapeutique ;
- elles portent atteinte à la liberté de pensée, de conscience et de religion, garanties par l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en ce que, d'une part, les directives anticipées de M. A... C... attestant de son refus de transfusion sanguine constituent une objection de conscience et, d'autre part, le non-respect de la volonté du patient constitue une ingérence dans l'exercice de sa liberté de manifester un choix religieux et une carence de l'Etat dans son obligation positive de prévenir une telle ingérence ;
- elles méconnaissent l'article R. 4127-7 du code de la santé publique et le principe d'égalité dans la prise en charge du patient, garanti notamment par l'application combinée des articles 3, 8, 9 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors que l'équipe médicale ne respecte pas son refus de transfusion sanguine.
(...)
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".
Sur le cadre juridique applicable au litige :
2. Aux termes de l'article L. 1110-1 du code la santé publique : " Le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne ". L'article L. 1110-2 de ce code dispose que : " La personne malade a droit au respect de sa dignité ". L'article L. 1110-5 du même code dispose que : " Toute personne a, compte tenu de son état de santé et de l'urgence des interventions que celui-ci requiert, le droit de recevoir, sur l'ensemble du territoire, les traitements et les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l'efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire et le meilleur apaisement possible de la souffrance au regard des connaissances médicales avérées. (...) "
3. L'article L. 1111-4 du code de santé publique est relatif au droit du patient de consentir, ou pas, à tout traitement, et en fixe les modalités, selon que le patient est ou non en état d'état exprimer sa volonté. Ainsi, dans sa rédaction issue de la loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, cet article dispose que : " Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu'il lui fournit, les décisions concernant sa santé. / Toute personne a le droit de refuser ou de ne pas recevoir un traitement. Le suivi du malade reste cependant assuré par le médecin, notamment son accompagnement palliatif. / Le médecin a l'obligation de respecter la volonté de la personne après l'avoir informée des conséquences de ses choix et de leur gravité. Si, par sa volonté de refuser ou d'interrompre tout traitement, la personne met sa vie en danger, elle doit réitérer sa décision dans un délai raisonnable. Elle peut faire appel à un autre membre du corps médical. L'ensemble de la procédure est inscrite dans le dossier médical du patient. Le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa fin de vie en dispensant les soins palliatifs mentionnés à l'article L. 1110-10. / Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. / Lorsque la personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance prévue à l'article L. 1111-6, ou la famille, ou à défaut, un de ses proches ait été consulté. / Lorsque la personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, la limitation ou l'arrêt de traitement susceptible d'entraîner son décès ne peut être réalisé sans avoir respecté la procédure collégiale mentionnée à l'article L. 1110-5-1 et les directives anticipées ou, à défaut, sans que la personne de confiance prévue à l'article L. 1111-6 ou, à défaut la famille ou les proches, aient été consultés. La décision motivée de limitation ou d'arrêt de traitement est inscrite dans le dossier médical. (...) ".
(...)
5. Il résulte de l'instruction que M. A... C..., âgé de 47 ans, a été victime le 19 avril 2022 d'un traumatisme grave survenu au cours d'un accident de la voie publique. Admis en salle d'accueil des urgences vitales de l'hôpital d'instruction des armées Sainte-Anne de Toulon, il présente un état de choc hémorragique et une grande instabilité hémodynamique. Le patient est transféré au bloc opératoire, intubé et ventilé artificiellement et une chirurgie courte, dite de damage control, révèle une hémorragie active et abondante. Durant cette prise en charge initiale, le patient est transfusé de 5 culots globulaires. Il reçoit également des facteurs de coagulation (6 plasma). Le 27 avril, une neurochirurgie permet de fixer la colonne cervicale sur la boîte crânienne. Une reprise chirurgicale s'avère nécessaire au niveau de l'abdomen les 21, 23 et 29 avril et les 2, 6, 9, 13 et 16 mai. Les interventions des 23 avril et 2 mai s'accompagnent d'une transfusion de, respectivement, 2 et 3 culots globulaires. A la date du 16 mai, la stratégie mise en place dès les premières heures de son admission (fer et EPO) commence à produire des effets, avec une régénération des globules rouges.
6. Il résulte également de l'instruction M. A... C... était porteur, lors de son accident, d'un document signé par lui dans lequel, d'une part, il indiquait refuser toute transfusion sanguine, " même si le personnel soignant estime qu'une telle transfusion s'impose pour me sauver la vie " et, d'autre part, il désignait M. B... C..., son frère, comme personne de confiance. M. B... C... a rappelé à l'équipe médicale, à plusieurs reprises pendant l'hospitalisation, que M. A... C... était témoin de Jéhovah et ne souhaitait en aucune circonstance recevoir de transfusion sanguine.
7. Il résulte enfin de l'instruction, et notamment des propos tenus à l'audience par le médecin, chef du service d'anesthésiologie de l'hôpital, que, pour tenir compte des instructions médicales écrites de M. C..., les transfusions faites ne l'ont été que dans la mesure strictement nécessaire au bon déroulement des actes permettant sa survie, alors que la stratégie transfusionnelle normalement appliquée à des patients dans l'état de M. C... est " libérale " et non " restrictive " et aurait abouti, en conséquence, à des transfusions d'un volume de sang plus élevé.
8. Le droit pour le patient majeur de donner son consentement à un traitement médical revêt le caractère d'une liberté fondamentale. En ne s'écartant des instructions médicales écrites dont M. C... était porteur lors de son accident que par des actes indispensables à sa survie et proportionnés à son état, alors qu'il était hors d'état d'exprimer sa volonté, les médecins de l'hôpital d'instruction des armées Sainte-Anne n'ont pas porté atteinte à ce droit, non plus qu'aux autres libertés fondamentales garanties par les stipulations internationales invoquées, d'atteinte manifestement illégale.
9. Il résulte de tout ce qui précède que les requérants ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Toulon a rejeté leur demande tendant à ce qu'il soit enjoint aux médecins de l'hôpital d'instruction des armées Sainte-Anne de ne procéder à aucune transfusion sanguine sur M. A... C.... Leurs conclusions ne peuvent par suite qu'être rejetées, y compris celles présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
O R D O N N E :
------------------
Article 1er : La requête des consorts C... est rejetée.
(...)
Retour sur l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris, statuant sur une affaire similaire, en date du 9 juin 1998
Conclusions du Commissaire du Gouvernement: «
La dignité de la personne, principe absolu s’il en est, ne saurait
s’accommoder des conceptions subjectives que chacun peut en avoir,
même l’intéressé.
»
(...) «La représentation française de l’autonomie a un sens (…),
inspiré du droit romain mais aussi de Rousseau et de Kant : c’est
la capacité de poser et de respecter des devoirs universels, des
lois, envers les autres et envers soi-même comme membre de
l’humanité. Un être autonome ne peut vouloir rationnellement un
comportement qui n’est pas universalisable. Dans cette conception,
le gréviste de la faim, celui qui refuse un soin vital, n’est pas
autonome, ce qui justifie l’intervention de l’Etat ou du médecin.
(…). C’est ainsi que l’on explique la jurisprudence du Conseil
d’Etat relative à la nécessité du consentement à l’acte
médical qui ne consacre pas cette exigence comme un absolu."
(...) « Pour en revenir au présent litige, y-a-t-il eu manquement aux
obligations légales du praticien hospitalier ? La nécessaire
conciliation entre respect de la volonté du malade et finalité
thérapeutique de l’activité médicale s’opère souvent sans
difficulté insurmontable quand la relation peut s’inscrire dans la
durée et en l’absence d’urgence vitale. Mais dans les cas
extrêmes, il est inéluctable de faire prévaloir une exigence
légale sur l’autre. Or, en l’espèce, d’une part nous sommes
bien dans un cas limite et d’autre part les devoirs du médecin ne
se limitent pas au respect de la volonté individuelle».
Arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris, 9 juin 1998, :
« Si la thérapeutique appliquée à la requérante a pu, eu égard
à la qualité de Témoin de Jéhovah de l’intéressée, constituer
une atteinte à la liberté de manifester sa religion ou sa
conviction, cette circonstance n’est nullement constitutive d’une
violation de cette disposition, dès lors qu’elle résulte, ainsi
qu’il a été dit ci-dessus, du respect par le médecin de
l’obligation de protection de la santé et donc, en dernier
ressort, de la vie qui s’impose à lui ».
GK
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