Questions
d’éthique et questions de droit autour de la pratique du
« shunning » : le cas des Témoins de Jéhovah.
Le
terme « shunning » désigne une injonction faite aux
fidèles par les instances dirigeantes d’une religion de cesser
toutes relations avec ceux qui remettent en question leurs croyances.
La conséquence en est une rupture des liens familiaux et amicaux.
Cette punition est un moyen de dissuasion.
Une
récente actualité nous rappelle que cette pratique soulève des
questions fondamentales.
Ainsi,
que les Témoins
de Jéhovah aient pu être discriminés dans l’histoire, nous ne
chercherons pas à le nier, ni à y
trouver
une justification morale. Par exemple dans une période récente la
Grèce fut condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme
lorsque fut infligée une sanction pénale à un Témoin
de Jéhovah dont le seul tort avait été de faire du porte-à-porte…
au domicile d’un chantre orthodoxe. Que cela soit clair, l’action
du CLPS est fondée sur le respect des droits de l’homme, dans
tous les cas.
Que par la suite nul ne nous fasse dire ce que nous n’avons jamais
dit !
Des
discriminations anciennes ou présentes ne justifient pas non plus
que les témoins de Jéhovah se rendent eux-mêmes coupables de
discrimination. Et c’est là un débat juridique récurrent en
Belgique, dont nous avons pu saisir un certain nombre d’éléments
et dont nous continuerons
à vous
tenir informés.
Dans
La
Tour de Garde
du 15 janvier 2007, un article s’intitule:
restez
fort si votre enfant se rebelle.
Nous
en avions connaissance depuis longtemps. Ses termes, disons le
franchement, nous semblent plus que sévères, c’est ainsi que nous
les ressentons :
«
Si votre enfant ne se reprend pas, et qu’il soit un chrétien
baptisé, il devra peut-être recevoir la forme la plus sévère de
discipline : l’excommunication. Les contacts que vous pourrez alors
avoir avec lui dépendront de son âge et d’autres circonstances.
Naturellement, si l’enfant est mineur et qu’ils vivent chez vous,
vous continuerez à pourvoir à ses besoins physiques (…). Il n’en
va pas de même lorsque l’enfant excommunié est majeur il n’habite
plus sous le toit familial (…). Même si certaines questions
familiales peuvent vous obliger à avoir quelques contacts avec votre
enfant excommunié, vous devriez vous efforcer d’éviter les
rencontres qui ne sont pas indispensables ».
Nous
avions connaissance de ces passages qui nous semblaient déjà d’une
extrême dureté. Nous ignorions alors que ce point de doctrine des
Témoins
de Jéhovah serait la source d’un contentieux judiciaire outre
Quiévrain.
En
effet, un disciple ayant abjuré sa foi ancienne, pour devenir
protestant, avait poursuivi les Témoins
de Jéhovah pour discrimination. Son départ ayant selon lui, du fait
de ce type de directive, éloigné de lui tant son entourage amical
que sa propre famille.
Ils
s’ensuivit un feuilleton judiciaire. Voici tout d’abord un
extrait d’un arrêt de la Cour d’appel de Liège en date du 6
février 2006:
« Il
ressort des divers documents soumis à l'appréciation de la Cour que
des pressions morales sont exercées sur les autres adeptes dès lors
qu'il leur est conseillé de supprimer non seulement les contacts
spirituels — ce qui est compréhensible — mais aussi les rapports
sociaux et familiaux qui doivent se limiter au minimum indispensable.
Cette pression morale résulte essentiellement du fait que si un
membre de la congrégation va au delà de ce minimum, il peut être
exclu. Dans ces conditions, la liberté de culte elle-même risque de
ne plus être respectée dans la mesure où, si les pressions sont
trop fortes, l'adepte qui souhaite quitter la communauté s'en trouve
moralement empêché, obligé qu'il est de choisir entre deux
situations moralement dommageables : soit continuer à adhérer à
des principes auxquels il ne croit plus et maintenir sa vie privée
familiale et sociale, soit quitter la communauté et se voir rejeté
par sa famille et ses connaissances. Dans cette mesure, les consignes
données - quoiqu'en dise l'intimée, il ne s'agit pas de simples «
réflexions » — risquent, in abstracto, de créer une
discrimination. »
Mais
l’intéressé n’obtint pas satisfaction... cependant le principe
était posé par la Cour d’appel!
Pour
des raisons de droit, l’arrêt fut cassé par la Cour de cassation
belge. Et la même affaire fut traitée par la Cour
d’appel de Mons. Le plaignant était soutenu par le Centre pour
l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, créé par
une loi belge de 1993. Il fut débouté, nous donnons les raisons,
qui nous semblent aller à l’encontre des attendus de l’arrêt de
la Cour
d’appel de Liège.
« Le
fait qu’un mouvement religieux édicte à l’égard de ses membres
et publie dans ses revues des règles de comportement à adopter
vis-à-vis des anciens membres régulièrement exclus–la régularité
de cette exclusion ne faisant pas ici débat, lesquels se limitent à
éviter de les fréquenter, de leur parler voire de les saluer, ne
permet pas de présumer l’existence d’une quelconque
discrimination. Pour autant que les limites de la légalité ne
soient pas franchies, toute personne est libre de suivre ou non les
préceptes de la religion qu’il a choisie, en ce compris à l’égard
des membres de sa propre famille. L’article 9 CEDH garantit le
libre exercice du droit à la liberté de religion. L’obligation de
neutralité et d’impartialité interdit à l’État de porter une
appréciation sur la légitimité des croyances religieuses ou sur la
façon dont elle se manifestent dans le cadre du principe de
l’autonomie personnelle des croyants. »
Comme
à l’accoutumée, afin de permettre à nos lecteurs de se
documenter de manière approfondie et de ne pas déformer le sens
d’une décision judiciaire en ne la citant que partiellement, nous
leur donnons accès aux textes complets sur ce lien
Le
Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme
changea de nom et devint Unia
(service public indépendant qui lutte contre la discrimination,
promeut l’égalité et protège les droits fondamentaux).
Nous reproduisons un paragraphe de son rapport annuel 2019.
« La
liberté de pensée, de conscience et de culte implique aussi que
quelqu’un a le droit de ne pas (ou plus) avoir de conviction
philosophique ou religieuse. En 2019, Unia a par exemple reçu de
nouveaux signalements relatifs à la communauté religieuse des
Témoins de Jéhovah. Le réseau social des Témoins de Jéhovah se
limite souvent aux seuls membres de cette communauté. Lorsque des
membres sont exclus ou veulent se retirer du groupe, ils se
retrouvent dans un isolement social parce que cette communauté rompt
tous les liens avec les anciens membres. Unia avait déjà déposé
plainte auprès du parquet en 2015 à la suite du signalement d’un
ancien Témoin de Jéhovah : selon Unia, la politique
d’exclusion de cette communauté religieuse incite de manière
répréhensible à la discrimination, à la haine ou à la violence.
Le parquet a clôturé l’instruction en 2019 et Unia a été
informé que le dossier serait transmis au juge pénal. »
Une
nouvelle procédure était en cours. Elle vient de trouver un
épilogue, provisoire s’il y a appel, avec un
récent jugement du tribunal de Gand. Cette
juridiction a donné satisfaction aux
requérants
dont l’action n’était pas prescrite, soit la grande majorité
d’entre eux. Nous avons
ci-dessus donné
le lien vers l’article de presse qui annonce cette décision
judiciaire.
Comme
nous le faisons habituellement, nous attendrons d’avoir le texte
intégral de la décision définitive, surtout si appel devait être
interjeté. Nous ne ferons le point qu’à issue de la procédure.
Toutefois,
nous pouvons déjà, à ce stade, et indépendamment des contentieux
en cours ou à venir, dégager deux doctrines différentes, qui ont
des incidences tant
sur notre
conception de la laïcité que sur celle
des obligations
pesant
sur les
Etats signataires de la Convention européenne des droits de
l’homme.
Et
les Témoins de Jéhovah ne sont pas les seuls à être concernés.
Selon
la première conception, l’État doit rester neutre vis-à-vis des
religions, (tout cela est valable pour des idéologies autre que
religieuses), les laisser libres de s’organiser comme elles
l’entendent, et donc ne pas intervenir lors du contentieux
qui pourrait opposer des disciples et/ou anciens disciples d’une
confession entre eux. Le site human
rights without frontiers
cite Massimo Introvigne, du Centre d’études sur les nouveaux
mouvements religieux (CESNUR) qui conclut ainsi un article :
“En défendant les droits de leurs comités de discipline
religieuse à se prémunir de toute ingérence de l’état quand ils
décident de l’excommunication d’un membre ou d’autre chose, et
leur droit à interpréter la Bible dans le sens où elle ordonnerait
le rejet de ceux qui avaient été excommuniés, les témoins de
Jéhovah défendent une fois de plus la liberté religieuse de tous,
précisément dans un domaine où elle est actuellement
particulièrement assiégée.”
.”—The
Journal of CESNUR,
La
seconde conception résulterait notamment d’un arrêt de la Cour
européenne des droits de l’homme. Lors d’un contentieux opposant
l’État néerlandais à une jeune fille handicapée et à son
père, les Pays-Bas furent condamnés. La jeune fille avait été
abusée par le fils de la directrice de l’établissement qui
l’hébergeait. L’État n’était pas directement responsable
bien entendu de cet agissement, mais la Cour européenne avait estimé
que les sanctions pénales prévues par l’État membre
n’étaient
pas appropriées.
Les
juges de Strasbourg ont élaboré une conception exigeante des droits
de l’homme :
le rôle des Etats n’est
pas uniquement
de s’abstenir de les enfreindre, mais de tout faire pour que les
droits fondamentaux soient respectés dans les rapports entre
particuliers.
Et
c’est bien là le nœud de cette divergence d’appréciation
entre juridictions d’un même pays. Dans
le cas présent, soit l’État belge doit se borner à respecter la
liberté de culte des Témoins
de Jéhovah, les laisser s’organiser comme ils l’entendent, et
bien entendu ne pas les discriminer (nous récusons les
atteintes aux libertés et les discriminations!), soit il est tenu
également de veiller à ce que les disciples ne deviennent pas
eux-mêmes auteurs d’une quelconque violation des droits
fondamentaux à l’égard de quiconque. Dans
le cas présent cette atteinte serait une discrimination à
l’encontre de celles et ceux qui se tourneraient vers une
autre conviction.
Sans
doute la liberté de chacun de fréquenter qui
il veut
doit-elle être respectée. Mais ériger en principe, en impératif,
un ostracisme, et surtout interdire en conséquence les
relations intrafamiliales, notamment entre parents et enfants nous
semblerait une atteinte à la vie privée et familiale au sens
de la Convention européenne (article 8), sur laquelle viendrait se
greffer une discrimination (article 14).
Que
ce soit encore clair, nous ne mettons pas en cause en tant que telle
la doctrine des Témoins
de Jéhovah, qui reste protégée par la même Convention
européenne des droits de l’homme. Nous récusons avec force tout
ce qui pourrait s’apparenter à la haine. Nous faisons seulement
nôtre une conception exigeante de la défense des droits de l’homme,
qui vise à une régulation des rapports entre individus respectueuse
de la dignité de chacun.