Une personne sous emprise ne pense plus par elle-même et n’agit pas dans son intérêt. Ses pensées, son comportement lui sont imposés sans qu’elle s’en aperçoive et elle se croit libre. Être témoins passifs de cette emprise est-il compatible avec notre idéal laïque ?
Il est impossible de décrire de manière exhaustive l'emprise sectaire en si peu de temps, alors juste quelques citations, la première de Roger Ikor, « le piège du bonheur ».
La seconde, Alain Vivien : Je crois qu'il faut que nous nous comportions non seulement en citoyens conscients des difficultés qu'ils rencontrent, mais également sur le plan affectif en gens très proches des victimes parce que je crois que si l'on apporte un peu de chaleur humaine, c'est probablement là la vraie famille que recherchent ceux qui sont un peu perdus, et non la pseudo famille qu'ils risquent de trouver dans les associations pseudo religieuses.
Un exemple concret et ce sera fini avec les citations, de « la tête de poisson » de Roger Ikor : « en deux jours le garçon auquel je pense avait été converti et criait à sa mère au téléphone : je veux vivre pour Krishna, Krishna dont il ne connaissait pas le nom huit jours avant. Enlevé quelque temps après par sa famille et mis au repos dans un hôpital psychiatrique, une nuit de sommeil suffit pour le rendre à lui-même sans recours à la moindre médication ».
Impossibilité de penser par soi-même, sentiment d'être libre alors qu'on ne l'est pas, sensation d'être heureux, d'avoir trouvé une famille, une sensation qui peut cacher une grande détresse, ce n'est ici pas un exposé exhaustif de l'emprise, mais un aperçu en forme de raccourci. Est-ce que la laïcité à la française est en mesure de prévenir les dérives sectaires ? La question est plus complexe qu'il ne paraît au premier abord ! La loi de 1905 ne saurait à elle seule résoudre le problème du sectarisme.
Elle ne prévoit pas seulement la séparation des Eglises et de l'État. Ses rédacteurs ont également assigné à la République la mission de garantir la liberté de conscience. Et l'article 31 pénalise toute pression en matière religieuse. En cherchant la jurisprudence qui en résulte, on trouve peu. Quelques condamnations par exemple de patrons exerçant des pressions sur leurs employés. Mais sans doute cette loi de 1905 a insufflé dans notre législation un esprit favorable à la reconnaissance de la liberté de conscience, de choisir ses options en toute connaissance de cause. Cette loi s'inscrit dans le socle des libertés publiques instituées par la IIIe République.
C'est toujours le même esprit de liberté qui a poussé le législateur à affirmer la liberté des cultes mais dans les limites de l'ordre public. Un ordre très libéral, qui n'interdisait que ce qui était dangereux matériellement, mais qui ne prétendait nullement réglementer les esprits. De ce fait, les autorités compétentes ont dû autoriser un meeting du Front National à Strasbourg, des actions de propagande de l'église de scientologie en région parisienne, la tenue d'un stand de la Rose-Croix d'or à Poitiers, ou louer aux témoins de Jéhovah une salle municipale dans nombre de communes. Un ordre public qui ne discrimine pas les groupes sectaires quand il s'agit de leurs droits, mais qui ne les discrimine pas plus quand il s'agit de sanctionner.
Prenons l'exemple de l'église de scientologie. Moyennant finances, ce mouvement a pour prétention d'améliorer le mental de ses disciples. Pour cela, une méthode pseudo thérapeutique, la dianétique. En même temps, elle se déclare Eglise et habille sa publicité d'un vernis religieux.
Le ministère des finances lui avait refusé l'exemption de la TVA et de l'impôt sur les sociétés qu'elle avait sollicitée en se présentant comme une Eglise. Elle s’était pourvue devant le juge administratif. Elle avait invoqué dans ses mémoires son interprétation des intentions du législateur lors du vote de la loi de 1905, les opinions d'Aristide Briand, entre autres. L'objectif qu'elle souhaitait atteindre était de se faire reconnaître comme religion. Mais en vain, pour le Conseil d'État, cela n’importait pas, le seul problème était de savoir si son objectif était lucratif ou désintéressé. Le juge a conclu que la recherche de fonds étant primordiale et avérée, elle n'était pas fondée à demander l'exemption fiscale, qu'elle soit ou non une église.
Idem lorsque des responsables de l'église de scientologie ont commis des délits notamment pour escroquerie. Le juge a estimé qu'il fallait tenir compte de la seule réalité matérielle des faits visés par la procédure. Même si leur auteur est une Eglise.
Au nom des droits de l'homme et de la liberté, nombreux sont les groupes atteints de dérives sectaires à revendiquer ce qu'on appellerait au Canada des « accommodements » et peut-être plus encore. Par exemple l'autorisation accordée à un élève sikh, au nom du respect de sa religion, de venir muni de son petit couteau prescrit par sa religion s'il se trouve dans un fourreau sous sa chemise, alors qu'il est normalement interdit d'entrer armé dans un établissement scolaire
Ces groupes en dérive sectaire se disent réprimés lorsque la loi leur impose des limites. Ils voudraient permettre d’adapter les textes à leur gré. Mais rappelons-nous toutefois la limite posée à la liberté des cultes par la loi de 1905 elle-même : l'ordre public. Parmi leurs soutiens des groupes sectaires, des militants de la laïcité, au premier rang desquels Jean Baubérot, en Belgique Anne Morelli.
À partir des années 80 avec la reconnaissance en droit français sans réserve de l'applicabilité de la Convention européenne des droits de l'homme, avec et par le conseil constitutionnel, de la dignité humaine comme principe à valeur constitutionnelle, la notion d’ordre public évolue.
En 1991, le Conseil d'État confirme l'interdiction des lancers de nains considérés comme portant atteinte à la dignité humaine. Une personne humaine en serait considérée comme une chose et serait avilie. Une soupe au cochon organisée au profit des personnes en situation de précarité par une association d'extrême droite a pu aussi être interdite du fait qu'elle humilierait les demandeurs musulmans qui n'y auraient accès du fait de leurs convictions. On peut légitimement regretter qu'il soit rare que ce principe de dignité soit invoqué par les juges à l'encontre des dérives sectaires. Cependant...
Les témoins de Jéhovah proscrivent la transfusion sanguine. La république ne permet pas que cette interdiction puisse concerner les mineurs. Aussi, lorsque l'état de santé d'un enfant le nécessite, la justice retire aux parents l'exercice de leur autorité le temps qu’il soit procédé à la transfusion. Mais qu'en est-il pour les adultes ? Il y a plusieurs décennies, certains d'entre eux, gravement accidentés, avaient produit une attestation : ils refusaient tout don de sang. Les médecins n'avaient pas eu le cœur de les laisser mourir et les avaient sauvés en transfusant. Ils n'en ont pas été trop remerciés: l’hôpital avait été l'objet d'une demande d'indemnisation… pour atteinte à leur liberté religieuse ! Mais le conseil d'État a énoncé après une longue procédure que les sauver était licite à deux conditions : que le pronostic vital soit engagé et que tout ait été fait pour les convaincre d’accepter le don de sang. Le principe de dignité avait quand même été évoqué au cours de la procédure, comme il l’avait déjà été dans l'affaire des lancers de nains.
Limiter les revendications à échapper à la loi n'est plus maintenant l'apanage des groupes religieux. En tant que laïques nous souhaitons que l'ordre public libéral protecteur de la personne humaine limite toutes les prétentions à contourner la loi.
Dans un ordre public libéral, pas de libertés sans limitations, au contraire, l'objectif est d'assurer sans dogmatisme un équilibre entre des droits souvent contradictoires.
Les rédacteurs de la Convention européenne des droits de l’Homme ont clairement défini des limitations. En effet, suivant ce traité international, le droit à la vie, la prohibition de la torture, des traitements inhumains et dégradants et de l'esclavage sont des absolus.
Toutes les autres libertés, d’expression, d’association, de conscience, sont soumises à des limitations qui affinent la définition de notre ordre public que ce soit dans le but de ne pas empiéter sur les droits d'autrui ou dans l'intérêt général.
Prenons l'exemple de la récente pandémie. Des atteintes aux libertés élémentaires de circulation ont été édictées. Mais l'objectif n'était pas de limiter la liberté, mais de préserver la santé publique. Les directives sanitaires ont pu être contestées, mais leurs auteurs s’efforçaient toujours de ne pas interdire de manière disproportionnée en maîtrisant l'épidémie. C’est alors qu’au nom de la liberté, des groupes ont tenté de s'affranchir des restrictions sanitaires.
Un groupe de parents appartenant à la mouvance de l’anthroposophie, dans la région lyonnaise, avait mis en ligne un clip joué par des enfants dénonçant l'obligation de porter le masque.
Le professeur Joyeux fut suspendu pour avoir outrepassé la liberté d'expression concernant les vaccins et négligé de ce fait ses obligations de médecin.
Il y a toujours, même dans ces contextes qui n'ont rien de religieux, ce dogmatisme porté par des individus et des groupes qui crient à la répression de leur liberté lorsque l'ordre public et l'intérêt général peuvent imposer des restrictions. Restrictions par ailleurs prévues expressément par les rédacteurs de la Convention européenne des droits de l'homme.
Venons-en maintenant à Pierre Rabhi, le fondateur de la mouvance des colibris. Il incitait chacun à faire sa part mais sans trop préciser laquelle... Il n'est pas très favorable c'est le moins qu'on puisse dire, à l'éducation nationale, et l'école hors contrat créée par sa fille s'est développée dans un premier temps sur son domaine privé. Des colibris se sont déclarés en désobéissance civile en éduquant leurs enfants en famille sans demander l’autorisation préalable qu’impose la loi. Ils ont été sanctionnés par le Juge pénal.
Encore un autre exemple de volonté de se soustraire aux obligations de la vie en société, à l'ordre public, à l'intérêt général. Le patriarche qui tenait des stands sur la voie publique était un ensemble de communautés thérapeutiques où c’étaient des toxicomanes délivrés de l'addiction qui prenaient soin de ceux qui en étaient encore victimes. Cette structure vivait surtout grâce à des conventions signées avec le ministère de la Santé, mais il ne se conformait pas à la réglementation en vigueur. D’où des contentieux avec les autorités de tutelle, et le patriarche avait invoqué l'atteinte… à la liberté d'association.
Les groupes sectaires argumentent toujours ainsi, l’injonction à respecter la loi est ressentie comme une atteinte à leur liberté.
En 2018 s’est terminée l'affaire de la ferme des deux soleils à Servance, en Haute-Saône. Une ferme bio créée par une « thérapeute » autoproclamée, sans aucune formation médicale qui avait entraîné des collègues et des patients. La législation et notamment le code du travail ont été malmenés. Il y eut procès. La fondatrice fut condamnée et voici un extrait du jugement :« la liberté de conscience, protégée par la constitution, ne peut servir d’argument si le processus de captation mentale prend la place de la raison, de la liberté de pensée et de l’agir en conséquence ».
En tant que laïques, nous affirmons au contraire l'égalité de tous devant la loi ; aucune idéologie religieuse, écologique, aucune théorie pseudo médicale ne justifie d’y déroger. Nous défendons un ordre public libéral, une notion qui n'est pas intangible : elle implique la recherche permanente sans dogmatisme d'un équilibre fluctuant entre des droits souvent contradictoires.
En tant que laïques nous sommes attachés au respect de la dignité. Comme disait Vercors dans « Les animaux dénaturés » : « l'humanité n’est pas un état à subir mais une dignité à conquérir ». En conséquence, l'individu a des devoirs envers lui-même, et pas uniquement envers autrui. Le lancer de nains fut interdit, même si la personne de petite taille souhaitait s’y prêter afin de conserver le revenu qu’elle en tirait.
La loi de 1905 est l’un des piliers de la laïcité à la française, mais pas le seul. La déclaration de 1789, la tradition républicaine libérale, la Convention européenne, la convention internationale des droits de l'enfant et le code de l'éducation en sont aussi des composantes. Plus que jamais, il faut en conserver l'esprit contre les populismes et l’illibéralisme.
Pour terminer, la principale difficulté, tant sociétale que juridique : dès qu'il y a dérive sectaire, il y a atteinte aux droits de l'homme et de l'enfant, et atteinte à la dignité. Des thèses ont été consacrées à la défense, au nom de la liberté individuelle, du droit à renoncer à ses droits, ou à s'avilir soi-même si on le désire. Or, l'entrée et le maintien dans un groupe atteint de dérives sectaires ne résulte pas de la coercition, mais au contraire d'une sensation de bien-être et de liberté que l'individu ressent, et sincèrement. Les récits des personnes qui en sont sorties, souvent confirmés par des décisions judiciaires, nous montrent le contraire. Sans entrer dans le détail, notre humanisme laïque se doit de ne pas reconnaître comme légitime la renonciation à sa dignité et à ses droits
C'est dans cet esprit que notre association, le cercle laïque pour la prévention du sectarisme travaille. Elle est notamment implantée dans l’Est, en Drôme Ardèche, dans le sud-ouest et en Bretagne. Elle évite l'invective, cherche surtout à établir les faits, à les exposer et à susciter la réflexion.
Elle respecte les personnes qui ont rejoint les groupes qu'elle étudie ; elle bannit la colère, le mépris, la haine, qui ne peuvent que renforcer leur sujétion. Elle a, pensons-nous, fait avancer la connaissance sur des dérives de l'écologie, sur la mouvance de Rudolf Steiner, sur l'enseignement hors contrat qui abrite souvent des dérives sectaires. Elle sollicite de l'administration, malheureusement souvent réticente les rapports d'inspection des écoles hors contrat.
Il apparaît aujourd’hui que l'enseignement privé sous contrat peut abriter des atteintes aux droits de l’homme similaires. Nous publions régulièrement sur notre blog des informations sourcées et des réflexions. Enfin, nous avons édité un ouvrage collectif, « regards laïques sur les dérives sectaires », qui fait le bilan de nos recherches à la fin de l'année 2024.
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