À Arles, l'école de Françoise Nyssen dans la tourmente
Le projet pédagogique du Domaine du Possible a-t-il dérapé ? Démissions et évictions se succèdent. Enquête sur une crise
Par Delphine Tanguy
Entre canal et marais, près d’Arles, les 120 hectares du domaine de la
Volpelière offrent une vision élégiaque. Ferme et école, le Domaine du
Possible est l’établissement scolaire dont avaient rêvé Françoise
Nyssen, désormais ministre de la Culture, et son époux, Jean-Paul
Capitani, à la tête des éditions Actes Sud. Ils voulaient un lieu où
chaque enfant trouverait un espace pour s’épanouir dans sa singularité.
Cette même école que n’avait pas trouvée leur fils, Antoine : il s’était
suicidé au terme d’un parcours scolaire douloureux…
Porté par la
flatteuse réputation d’Actes Sud, le carnet d’adresses de Nyssen et
Capitani, le Domaine du Possible a ouvert en 2015 avec une vingtaine
d’élèves ; ils sont aujourd’hui 149, de la maternelle à la terminale, à y
suivre une scolarité, moyennant 4 à 6 000€ par an. Dans ses statuts
déposés au Journal officiel dès 2013, voici résumé son projet : "Ce sera
une école de la bienveillance et de l’apprentissage par le projet."
"Elle se laisse la liberté de puiser dans toutes les méthodes
pédagogiques", décrit le site de l’établissement.
Toutes ? Pour
des enseignants et des parents, il ne fait plus aucun doute que le
Domaine du Possible ne s’est en réalité appuyé que sur l’une d’elle : la
méthode, très controversée, développée au début du XXe siècle par
l’intellectuel et occultiste autrichien Rudolf Steiner-Waldorf
(1861-1925)...
Cette prise de conscience est à l'origine de la
crise interne, profonde, qui secoue l'école depuis des mois : démissions
et évictions se succèdent. Rembobinons.
Steiner-Waldorf est le
promoteur de l'anthroposophie, un courant de pensée ésotérique dont on
retrouve des applications dans l'agriculture (la biodynamie, dont
s'inspire l'agriculteur Pierre Rabhi, publié... chez Actes Sud, la santé
(les cosmétiques Weleda ou Dr Haushka), la banque (Triodos, GLS)... Son
héritage compte aussi plus d'un millier d'écoles dans le monde. De doux
rêveurs ? "L'anthroposophie est un empire" pesant des "milliards
d'euros", recadre le journaliste d'investigation Jean-Baptiste Malet. En
Provence, la pédagogie Steiner est portée par des établissements
scolaires identifiés, à Eguilles, Eourres, Sorgues...
C'est
justement dans cette dernière école, où Antoine avait fait un passage,
que Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani ont rencontré Henri et
Praxède Dahan, deux militants reconnus de l'anthroposophie. Une amitié
était née, une aventure éducative, aussi : c'est à ce couple que les
éditeurs s'associeront pour bâtir, à partir de 2013, le projet du
Domaine du Possible. Henri Dahan en a même "coécrit" le "livret"
fondateur. "Nous avons apprécié l'intelligence de leur démarche",
saluait Françoise Nyssen elle-même (Le Monde du 10 octobre 2016).
Alors, comment expliquer le clash du 6 juillet dernier ? Ce jour-là,
Henri Dahan, le directeur pédagogique, est mis à la porte par le conseil
d'administration et Jean-Pierre Capitani ; son épouse, Praxède Dahan,
ainsi que Jean-Pierre Ablard, deux autres piliers de l'équipe, lui
emboîtent le pas solidairement. "C'était ce qui s'appelle se faire virer
salement", rapportent nos sources. L'écrivain Jeanne Benameur assure
depuis la direction.
"Des mécènes s’alarmaient. On allait tout perdre." Patrick Bouchain
Ne faut-il relier cette scène à la parution d'une enquête sur
l'anthroposophie, peu avant, dans Le Monde diplomatique ? "C'est une
supposition que j'ai faite, même s'ils s'en sont défendus devant moi",
soupire Henri Dahan. Deux mois plus tard, c'est un homme très affecté
que nous avons retrouvé. "Je tente encore de comprendre." Oui, c'est
vrai, à plusieurs reprises, Jean-Paul Capitani lui avait bien demandé
"des changements d'organisation" : "Je lui réclamais juste plus de
temps", souffle-t-il. Ces modifications consistaient notamment à
s'ouvrir à d'autres approches, comme Freinet, Montessori (1). "Mais
Steiner, c'était notre ancrage pédagogique, à l'évidence, et nous
l'avons écrit ! Il fallait juste en clarifier les apports vis-à-vis des
familles", soutient Henri Dahan.
Le 17 octobre 2016 dans La
Provence, les éditeurs le revendiquaient il est vrai encore eux-mêmes :
"Nous défendons par-dessus tout l'enseignement des écoles Steiner."
Mais le 17 mai 2017, Françoise Nyssen est devenue ministre de la
Culture. Et alors que la popularité d'Emmanuel Macron chute en piqué,
cet été 2018, l'éditrice est épinglée pour des travaux illégaux au siège
d'Actes Sud. Les bruits insistants en provenance de la Volpelière
sont-ils devenus ingérables ? "Des mécènes nous disaient : ce qui se
passe chez vous ne correspond pas à ce que vous nous présentez, révèle
Patrick Bouchain, architecte, pionnier du Domaine et membre du CA. On
allait tout perdre."
C'est que le malaise s'est enkysté. Chaque
année, des profs, des intervenants qui avaient rejoint le projet,
enthousiastes, le quittent, amers. Tenus à une curieuse clause de
confidentialité qui les tétanise, leur interdisant de "divulguer les
moyens et méthodes pédagogiques propres à l'établissement", plusieurs
nous ont néanmoins rapporté leurs "doutes" devant "les graves lacunes"
des élèves, que ne "pouvait compenser le petit nombre d'heures
d'enseignement".
Ou l'absence de prise en charge qualifiée des
enfants les plus fragiles. Mais aussi les "pressions" exercées par les
anthroposophes : "On me demandait d'enseigner selon des principes
anti-scientifiques !" s'offusque l'un d'eux. "Ces doléances ne nous
remontaient pas, se défend Patrick Bouchain. Dahan avait gagné l'amitié
de Françoise, il s'en servait..." Lui rejette ces accusations
"effroyables. On m'a donné une liberté qu'on m'a petit à petit reprise."
Bien que l'anthroposophie ne soit pas considérée comme une secte, elle
fait l'objet d'une surveillance particulière. "Au début des années 2000,
nous avions inspecté les écoles Steiner en France, rappelle Serge
Blisko, à la tête de la Mission interministérielle de vigilance et de
lutte contre les dérives sectaires. Le bilan était désastreux : les
inspecteurs avaient constaté le très faible niveau des élèves." De fait,
il le dit : "Si j'avais un enfant en difficulté, je chercherais une
école Freinet, peut-être une école Montessori, mais jamais une école
Steiner !" Il n'appartient pas à l'inspection académique de porter un
tel jugement.
Mais comme tous les établissements hors contrat, le
Domaine du Possible a fait l'objet d'un contrôle, en 2016. "Et certains
points ne correspondaient pas au socle commun de compétences et
connaissances attendu par l'Éducation nationale", livre Dominique Beck,
directeur académique à Marseille.
L'ésotérisme des cours
d'eurythmie (une sorte de danse) ou cette cérémonie où les enfants, dans
une pièce noire, s'engagent au coeur de la "spirale de l'Avent", ne
seraient pas davantage "tolérés par l'État", en cas de
contractualisation. Or, depuis le début, c'est l'ambition de Nyssen et
Capitani : elle permettrait la prise en charge des salaires des profs.
Le couple pouvait-il ignorer la réalité de l'enseignement proposé dans
son école ? Alors que celle-ci traverse une "situation financière
difficile", M. Capitani le soutient : "On a été confiants, on a laissé
filer la ligne." Des signaux s'étaient pourtant allumés : en mai 2017,
la sortie, certes approximative, de Jean-Luc Mélenchon, futur député LFI
de Marseille, sur "une ministre de la Culture qui est plus ou moins
liée aux sectes" avait fait pschitt.
Mais au Domaine, de manière
"concomitante", on fermait en urgence la formation européenne
d'eurythmie de Praxède Dahan. Trop ouvertement Steiner, sans doute.
(1) Les écoles hors contrat, dont le nombre a été multiplié par 4 en
sept ans (religieuses ou alternatives) sont libres de leur enseignement
mais doivent diffuser un "socle commun de connaissances, de compétences
et de culture". En 2016, un contrôle dans l'académie de Versailles avait
révélé qu'aucune des 30 écoles alors visitées ne l'avait respecté. Dans
certaines, des "rituels", du "conditionnement" et "l'évitement de pans
entiers du savoir" avaient aussi été pointés.
Françoise Nyssen se défend
Alors qu’elle ouvrait les Journées du patrimoine aux côtés d’Emmanuel Macron, la ministre nous a brièvement répondu.
Le Domaine du Possible est une école Steiner ?
Françoise Nyssen : "Une étiquette, ce n’est jamais intéressant. Mais
s’enrichir de toutes les réflexions, oui : Steiner, mais aussi
Montessori, Freinet... Les querelles de pédagogie n’ont aucun intérêt.
Mais le Domaine n’est pas une école Steiner."
Elle semblait le devenir...
Françoise Nyssen : "Il y a eu divergences de vues. Moi, j’ai choisi de
faire une coupure claire avec cette école, à laquelle je reste fière
d’avoir participé. Forte de cette expérience, je travaille en proximité
avec le ministre de l’Éducation nationale, sur l’importance des arts et
de la culture à l’école."
L’interview de Jean-Paul Capitani (éditeur), Et Patrick Bouchain (architecte) fondateurs de l’école
Que se passe-t-il au Domaine du Possible ?
Jean-Paul Capitani : "Chaque année, je devais faire face à mon lot de
profs démissionnaires. J’ai parlé avec eux, et je me suis rendu compte
que ces gens ne voulaient pas appliquer la méthode Steiner. Or nous
n’avons jamais voulu faire une école dédiée à cette méthode ! Attention,
Rudolf Steiner a développé beaucoup de pratiques intéressantes : la
biodynamie, l’homéopathie… Mais l’anthroposophie, ce n’est pas mon truc.
Il y a quelques années, je suis allé aux rencontres des écoles Steiner à
Strasbourg : je voulais comprendre leur pédagogie. Je leur ai demandé
de clarifier ce lien avec l’anthroposophie, d’en faire un livre. Il
n’est jamais venu ! Ce sont des dogmatiques."
Vous ne pouviez
ignorer cependant que Praxède et Henri Dahan, figures de
l’anthroposophie en France, relevaient de cette idéologie… Jean-Paul
Capitani : "Oui, mais nous avons toujours porté un projet de
transversalité. Et c’est ce que j’ai dit à Henri, à plusieurs reprises,
"Relis le livret", notre programme fondateur. "Ce que tu fais, ce n’est
pas ce que nous avions décidé." Patrick Bouchain : "J’ai toujours
été très sceptique sur son recrutement. À chaque conseil
d’administration, je le disais : "Attention, nous devons nous ouvrir à
d’autres horizons, nos mécènes ne sont pas venus pour soutenir une école
Steiner et la contractualisation avec l’état ne sera pas possible". La
deuxième année, l’école est montée en charge, et nous avons vu arriver,
c’est vrai, de plus en plus d’enfants et d’enseignants Steiner. Il n’y
avait plus d’équilibre. J’ai dit : si on ne coupe pas, les mécènes vont
nous lâcher. Il fallait cette rupture."
Vous dites que vous avez été manipulés ?
Patrick Bouchain : "Oui, il y a eu manipulation, car à chaque fois que
nous voulions entendre les enseignants de sensibilité différente, cela
ne nous remontait pas." Certains se sont pourtant émus de
l’organisation de cérémonies ésotériques, dont les parents n’avaient
d’ailleurs pas tous connaissance… Jean-Paul Capitani : "Cela
demandait au moins une explication. Quand je vois qu’on y interdisait
les photos, par exemple, je dis non ! Les enfants ne peuvent pas être
pris en otage."
Comment l’école va-t-elle évoluer ? Jean-Paul
Capitani : "Nous allons recruter un directeur, car il faut quelqu’un
qui anime les équipes, mais aussi un gestionnaire. Nous allons faire
exactement ce qui était écrit dans le projet, en finir avec ce
sous-jacent qui nous a nui." Patrick Bouchain : "Toute la dimension
agricole du projet a été oubliée, nous allons la mettre en œuvre. Nous
allons aussi retrouver un meilleur équilibre entre les pédagogies."
Une idéologie controversée
Grégoire Perra fut scolarisé dans les écoles Steiner puis enseigna
lui-même cette pédagogie. Il est aujourd’hui le principal pourfendeur de
ce courant de pensée, au sujet duquel il donnera une conférence à
Marseille le 6 octobre prochain.
Il soutient notamment que les
nouvelles écoles Steiner "se dissimulent davantage que les premières, en
renonçant à porter leur nom et aussi à certaines de leurs traditions".
"Pour les anthroposophes, la rationalité mathématique et la science
moderne n’expliquent que la partie matérielle, visible du monde,
soutient Jean-Baptise Malet dans Le Monde diplomatique. Selon eux, des
esprits et des forces surnaturelles agissent dans un monde invisible.
L’anthroposophie serait la "science" qui perce, par la voie spirituelle,
les mystères de ce monde occulte."
Dans les écoles
Steiner-Waldorf, les enfants n’apprennent par exemple aucune
connaissance académique avant l’âge de 7 ans - celui où les premières
dents tombent- mais passent leurs journées à jouer, pratiquer les arts,
la cuisine ou le jardinage, écouter des contes...