Au congrès des naturopathes et des complotistes
Le taxi serpente sur les routes du Jura, direction Mont-sous-Vaudrey, 1 300 âmes par temps calme, plus du triple lors du 4e Congrès de médecine intégrative et son festival du bien-être, et déjà, les questions pleuvent. Pourquoi diable cet événement est-il organisé au fin fond des plaines franc-comtoises ? Qui sont ces 3 500 festivaliers qui paient 80 euros la journée pour assister à des conférences sur le bien-être – le programme promettant par exemple « Votre foie a besoin d’amour : comment mieux le comprendre, le soutenir » ? Et que peuvent bien seriner les médecins antivax, un peu plus d’un an après la fin de la pandémie de Covid-19, dans une société où il n’est plus question de masques ou de vaccins ?
Car tout le gratin de la sphère complotiste qui a fleuri pendant le Covid est de la partie, ce week-end, au grand congrès de « médecine intégrative », organisé par le domaine Arc en Ciel de Mont-sous-Vaudrey. Henri Joyeux, Luc Bodin, Louis Fouché : autant de médecins opposés à la vaccination et aux mesures sanitaires, avec, en guest star, l’ex-généticienne réprouvée de l’Inserm Alexandra Henrion-Caude. Tous doivent prendre la parole au domaine Arc en Ciel, qui abrite, dans un joli château, un centre de formation en naturopathie, et vient d’inaugurer son école primaire à pédagogie alternative, Les P’tits Naturos.
« C’est le bol qui choisit son être »
Au début, on aurait pu croire à un festival ordinaire si, sur une petite scène près de l’entrée, une femme ne révélait sa méthode magique pour cuire les pois chiches afin « d’éviter les pets putrides ». Un peu plus loin, des stands de street food proposent des assiettes de crudités racornies à prix exorbitants : tout est un peu crasseux… Au pire, reste la possibilité de finir au kebab du village, en face du domaine – c’est aussi ça, le Jura. Côté public, en revanche, chacun est plutôt propre sur lui, même s’il y a beaucoup de lin, de robes à grosses fleurs, de sandales en cuir. Nombre d’hommes sont torse nu, bob sur la tête et pendentif en cristal au cou, avec cette sérénité aussi ostentatoire qu’agaçante.
Assises dans l’herbe d’un vaste champ, 200 personnes écoutent le sermon du physicien conspirationniste Philippe Guillemant en prenant des notes – il faut tout de même rentabiliser le prix de l’entrée. « Les neuroscientifiques font de la pensée magique. De la magie triste, répète-t-il. Penser que la mémoire est dans le cerveau, c’est de la magie triste. Penser que la conscience est dans le cerveau, c’est de la magie triste. Les scientifiques sont utiles pour guérir certaines maladies, mais ils n’ont rien compris à l’essentiel. »
Les conférences s’enchaînent et les mots se répètent, « vibration », « intuition », « ressenti », puis l’ordre des médecins en prend pour son grade, et c’est reparti, « vibration », « intuition », « ressenti ». Comme la tête me tourne un peu, je me dirige vers les exposants : bien malgré moi, l’ésotérisme ambiant commence à avoir raison de l’argent liquide que je réservais pour le taxi du retour. Après m’être presque laissé tenter par une séance d’hypnose rétrospective (200 euros pour trois heures, pendant lesquelles on visite ses vies antérieures, animales, végétales, astrales et même extraterrestres), je finis par opter pour un savon au lait de jument. Heureusement, les câlins du stand « Bienveillance » sont gratuits. Un peu plus loin, une vendeuse saisit, devant les yeux clos d’une cliente, un grand bol chinois qu’elle frappe avec un gong. Elle le dépose, puis recommence avec un autre, plus petit cette fois, et ainsi de suite. « Mince, je ne trouve pas de bol qui entre en vibration avec votre être », s’excuse la vendeuse. « Ah ça, c’est le bol qui choisit son être, et pas l’inverse », chuchotent deux femmes qui observent la scène. La pauvre cliente ouvre de grands yeux paniqués : « Vous pensez que vous allez trouver ? »
Finalement, devant un étalage de pierres multicolores et de cristaux, une femme écoute avec une moue sceptique les explications d’un petit homme doté d’une moustache impressionnante. Une survivante de la raison ? Elle s’appelle Sandrine, tient un centre de yoga dans le Jura, elle a 57 ans et veut bien reconnaître que si tout cela « tient un peu du folklore », elle reste tout de même curieuse de découvrir « d’autres expériences de vie. Il n’y a pas une spiritualité universelle, mais chacun peut essayer de trouver ce qui lui fait du bien. Alors, d’accord, on enfonce des portes ouvertes, mais parfois, il est important de rappeler les choses. Dans le fond, tout le monde cherche la même chose : l’harmonie, et une façon d’être en dehors du consumérisme ». Je lui fais remarquer que l’entrée du festival est tout de même onéreuse et qu’il y a vraisemblablement un réel business autour des pierres et autres grigris. Sandrine hausse les épaules. « Oui, d’accord, et pourquoi pas ? Moi, ça me fait du bien. Certains dépensent leur argent dans des vêtements, dans de l’alcool, dans des loisirs… Moi, j’aime les pierres énergétiques et les conférences sur la naturopathie. C’est comme ça. »
Croquer le souffle de la vie
Un doute me saisit. Et si tout cela était finalement inoffensif ? Et si ces personnes, avec leur zénitude exaspérante, ne recherchaient finalement rien d’autre qu’un idéal, qu’une meilleure façon de vivre ? Je méditais mollement lorsqu’Alexandra Henrion-Caude, la généticienne renommée, a pris la parole. « Je vous préviens, ça va être un peu scientifique, prévient-elle. Vous me connaissez, d’ailleurs, je ne m’appuie que sur des thèses scientifiques. » S’ensuit l’habituel laïus sur la sacralité des gènes humains, celle de la reproduction biologique, sur la vaccination qui serait la première porte ouverte sur le clonage et l’eugénisme, sur fond d’acquis catholiques qu’elle omet évidemment de mentionner. Une panique religieuse, déguisée en doute scientifique. Un petit groupe de femmes applaudit avec enthousiasme. « Elle est vraiment rigoureuse », souffle l’une d’elles.
Sur la petite scène, les choses se corsent encore. Vincent Pavan, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille et à la tête du site Réinfo Liberté, créé pendant le Covid, tient un discours sur le thème « L’éducation selon Sade : ou comment la perversion s’impose à la modernité ». Il faut se concentrer pour saisir le fond du propos, après un déroulé historique confus. En gros, la République, depuis la Révolution, s’attache à séparer les enfants de leur famille pour en faire de parfaits petits soldats. L’enseignement public, avec ses cours d’éducation sexuelle, mène à la confusion des genres, à la perte de l’esprit critique, et même parfois à l’inceste. Dans l’auditoire, quelques femmes voilées applaudissent à tout rompre. De la défiance scientifique – et donc du péril sanitaire qui s’ensuit – nous voilà donc au séparatisme.
Un homme au vague air de Jésus s’assoit à mes côtés. Professeur de sciences de la vie et de la Terre (SVT), il n’est « pas catholique », mais suit l’exemple du Christ et m’explique qu’il n’a « pas besoin que les autres voient ce [qu’il] voit pour y croire », enfin bref, c’est compliqué. Il finit par avouer, de la douleur plein les yeux, souffrir de schizophrénie : la naturopathie est une façon de calmer son esprit endolori, d’essayer de se réconcilier avec lui-même, avec ses sens et son présent. Qu’a-t-il pensé de la conférence précédente ? « Pas mal, hein ? C’est ça, la perversion. Avec l’école, on perd l’indépendance familiale et celle de penser par soi-même », soupire-t-il. Voilà peut-être la phrase qui résume la philosophie ambiante : être libre, du système et de la raison trompeuse, comme si le doute légitimait les thèses les plus hasardeuses, farfelues… et même dangereuses.
C’est d’ailleurs le mantra de Louis Fouché, le parrain de l’événement, qui prend la parole pour la dernière conférence de la journée. D’un ton caressant, il invite son auditoire à « s’étirer », à « croquer le souffle de la vie comme dans un carré de chocolat ». « Les institutions, ce sont à la fois l’hôpital, les scientifiques, l’État, les médias, dit-il. Ils ont très bien compris comment créer des traumatismes et des figures d’attachement pour vous soumettre. Vous avez tous pris en sympathie Édouard Philippe, avec sa barbe blanche, alors qu’il vous a tous foutus en taule chez vous. C’est toxique et pervers, et vous validez en permanence le monstre. »
Sur les stands, les livres d’Henri Joyeux, d’Alexandra Henrion-Caude et de Louis Fouché s’écoulent comme des petits pains. Dans les premiers rangs, Philippe hoche la tête. Lui est venu pour voir ces médecins « héros du Covid ». Il ne se sent pas concerné par l’épidémie, d’ailleurs, il n’a pas attrapé le virus, il s’en fout, juste assez pour être tout de même de toutes les manifestations contre les mesures sanitaires à Besançon, il s’est battu contre le masque, contre la vaccination, a organisé sur Facebook des groupes pour continuer à maintenir une vie sociale en faisant fi du confinement. Bon, d’accord, mais pourquoi venir écouter des personnes parler de tout cela, trois ans après la pandémie ? Philippe réfléchit un instant. « En fait… je crois que tout cela me conforte dans ce que je sais déjà. »
Coline Renault
Vous pouvez consulter cet article avec les dessinateurs en vous rendant sur le site de CHARLIE HEBDO
charliehebdo.fr