C'était en avril 1983, j'étais administrateur de la fédération des œuvres laïques de Haute Saône. Dans le cadre d'actions de sensibilisation sur le thème de la laïcité, j'avais été chargé d'inviter Roger Ikor, qui venait de créer le CCMM. Il était donc venu, le jour même de la sortie de son second livre sur le sujet, « la tête du poisson ». L'essentiel de son intervention a d'ailleurs été retranscrit et publié dans ces colonnes. Durement éprouvé par le suicide de son fils qui pratiquait le zen macrobiotique, c'était un homme extrêmement chaleureux, au contact très facile. Mais le drame qu'il avait subi suscitait de la véhémence dans les propos et dans les idées. Il avait demandé au cours de sa conférence au public s'il n'y avait pas de limite à la liberté (dans le premier opuscule publié par son association, il concluait par un appel à dissoudre quelques sectes parmi les plus dangereuses).
Quelques années après, je faisais la connaissance de l'abbé Jacques Trouslard. Alors que Roger Ikor était vice-président de l'Union rationaliste, Jacques était chanoine. On pouvait ressentir entre les deux hommes, dans leurs conférences, bien des points communs. La même véhémence, mais aussi la même chaleur humaine qui nous manque tant ! Jacques ne s'en cachait pas, il souhaitait que soit votée une législation spécifique et que la secte soit définie en droit (à cette époque, on parlait plus de sectes que de dérives sectaires).
J'ai moins connu Jacques Guyard, qui fut député et rapporteur de la commission parlementaire « sectes en France ». Pour avoir lu et relu ce document, une différence d'approche est perceptible. Il y a plus de distanciation. Une législation spécifique serait considérée comme contraire à la laïcité et aux principes républicains. Parmi les préconisations, un organisme étatique de surveillance.
Une petite note personnelle: en 1995, il me fut proposé de rédiger une thèse juridique sur le phénomène sectaire. Ce fut l'occasion de confronter le sectarisme aux traditions juridiques françaises et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Une recherche longue et difficile sur plusieurs années permet de relativiser le problème, de prendre du recul, et de ne solliciter des pouvoirs publics… que ce qui est légal et constitutionnel. Un exemple concret : ne pas reprocher un maire de prêter ou de louer une salle municipale à un mouvement sectaire, alors que, nous le savons il s'exposerait à un contentieux devant le juge administratif.
De ces quarante ans, j'ai acquis une conviction profonde. Face au sectarisme qui a pu mener à des horreurs, nous pensons aux massacres collectifs de l'ordre du temple solaire, des morts car il y en a eu, aux abus sexuels (pensons aux enfants de Dieu), il faut dépasser dans le contexte actuel le cadre de l'indignation et de la colère. Le phénomène sectaire à muté. Ce ne sont plus dans de nombreux cas des groupes organisés et connus qui attirent notre attention. L'emprise n'en existe pas moins. Ce sont des thérapeutes autoproclamés sans compétences académiques, des prêcheurs sur Internet, des petites communautés dont il est difficile de savoir si elles vivent en autarcie ou si elles s'intègrent dans la société, que nous rencontrons. Un monde plus gazeux.
La colère dans ce contexte me semble contre-productive. Nous ne devons pas être les purs, les sachants qui incarneraient le bien en lutte contre le mal. N'affichons pas de certitude mais posons plutôt des questionnements. Le jugement moral peut occulter les vraies problématiques.
Quelques exemples concrets : les témoins de Jéhovah sont parfois accablés de noms d'oiseaux. Mais à quoi bon ? Les individus sont-ils par nature plus mauvais que d'autres ? Il vaudrait mieux je pense essayer de réaliser, de se rendre compte des conséquences de leurs comportements: préférer exposer un enfant aux conséquences potentiellement mortelles d'un refus de transfusion, ou s'exposer soi-même: comment l'indvidu peut-il en arriver là? Essayer de comprendre, c'est déjà franchir une étape.
Dans le même registre, un autre exemple, seuls les plus âgés d'entre nous peuvent se souvenir d'un couple de disciples de Sahaja yoga. Malgré, rappelons-le, l'hostilité du responsable français de cette mouvance à ce projet, un couple de disciples avait décidé d'expatrier leur enfant vers une école sur les contreforts de l'Himalaya. Avertis par leur petit-fils qu'il n'allait pas bien, les grands-parents avaient porté plainte… contre leurs enfants. Le couple fut condamné non pas pour manque de soins (cela aurait signifié qu'il se désintéressaient de leur enfant) mais pour « manque de direction » Ils n'avaient pas pris leurs responsabilités dans l'éducation de leur enfant, ils s'en étaient démis au profit de la « mère divine » qui dirigeait le groupe.
Et pour ce qui est de la mouvance de Rudolf Steiner… nous n'allons pas revenir sur les dissimulations et sur les atteintes à la vérité, par exemple pour faire court l'affirmation que la NEF aurait été la partie gagnante d'une procédure en droit de la presse qu'elle avait en fait perdue.
Dans chaque cas, il faut se poser, c'est du moins la conclusion que personnellement j'ai tirée de ces quatre dizaines années d'action, la question de la dissonance entre les valeurs des groupes que nous étudions et celles de la société globale. Point n'est besoin pour cela de s'en prendre aux personnes. Même si c'est plus difficile, mieux vaut à mon sens privilégier l'argumentation et le raisonnement que céder à l'émotion ou à la passion. Et surtout proscrire la haine.
Par ailleurs, toujours dans la même optique de respect des individus (qui n'empêche absolument pas la contestation des méthodes) j'ai toujours l'impression, non pas d'essayer de nuire à des individus, mais de défendre les droits de l'homme et la dignité humaine. Et celle-ci n'est pas divisible. Pour reprendre l'exemple des témoins de Jéhovah, je me suis énormément intéressé aux contentieux et aux procédures administratives, notamment en Norvège et en Belgique, à la suite desquelles le refus, qui n'est pas infirmé par leur presse, de continuer à fréquenter les membres de la famille qui renieraient leur foi serait constitutif d'une discrimination au sens des traités internationaux. Même si je pense viscéralement que tel est le cas, que cette intolérance serait… intolérable, je ne me verrais pas revendiquer à leur encontre des mesures répressives qui ne sont pas prévues par la loi. Le droit, tout le droit, mais rien que le droit.
J'ai encore le souvenir d'un militant, maintenant décédé, qui, il y a peut-être une trentaine d'années, me disait que je n'aurais sans doute pas la même réflexion si j'avais été victime ou parent de victime. Je me souviens avoir pensé que précisément, ne pas être concerné personnellement permettait un recul, donc une parole plus forte. Mais avec le temps j'ai aussi pu constater que d'anciens disciples pouvaient avec le temps prendre plus de hauteur dans le débat, de la même façon que des personnes que la problématique n'avaient pas atteintes personnellement pouvaient également adopter une posture d'indignation et de colère.
En conclusion, mes lignes directrices après quatre décennies de recherche et de militantisme :
-reconnaître la complexité,
-chercher toujours la nuance.
Ceci n'est qu'un témoignage personnel.